J'ai passé quatre jours à Moscou. Décidément, après la Chine cet été et la Russie cet automne, il y a une convergence amusante…
Il s’agissait, là encore de venir sur place pour voir et comprendre car même si on peut voyager avec le web, lire la presse, les publications non officielles, suivre les débats dans l’opinion ou ce qui s’en rapproche, tout cela peut rester virtuel et superficiel.
La Russie, ce pays qu’on étudiait (alors l’URSS) au collège et au lycée dans les années 80 et dont on découvrit plus tard que les cartes et les données que nous apprenions étaient fausses !
La Russie, à l’honneur en ce moment en France, c’est un pays bien plus proche de nous qu’on ne le perçoit quand on regarde le mépris qui caractérise trop souvent l’attitude des Français à l’égard des Russes. On se souvient qu’à la cour de Catherine II on parlait français et les Troyat, Chagall, Fokine, Nijinski, Stravinsky, Pouchkine sont des intimes. Qui n’a pas acheté pour ses enfants Pierre et le Loup, qui n’a pas passé cent mille fois Une nuit sur le mont chauve ou lu les Malheurs de Sophie ? Dostoievsky, Tolstoï, Tchaïkovski, Rachmaninov, Rismki-Korsakov et Chostakovitch ornent les bibliothèques et les discothèques des gens normaux. Chacun connaît la musique de la pub pour le parfum "Egoïste" de Chanel ou la liturgie orthodoxe.
Pour nous militants politiques, bien sûr, la Russie c’est le pays du nihilisme, de l’anarchisme et le berceau d’événements qui en 1905 et surtout 1917 ébranlèrent le monde.
D’ailleurs, ici, on voit assez nettement que ce passé soviétique est tout sauf gommé. Il fait partie de l’Histoire. Il est assumé par le Pouvoir et il est visible dans les bâtiments, sur les façades et à travers les monuments. Par exemple, au ministère des affaires, dans la galerie des portraits des ministres depuis l’époque impériale, celui de Trotsky a été rajouté. Business oblige, il n’est pas difficile de trouver des gadgets, briquets, flasques, boitiers, coiffures ou autres babioles à l’effigie de Lénine, Staline ou frappés de la Faucille et du Marteau…
Et c’est précisément cette histoire qui nous piège et qui nous fait passer à côté du présent. La Russie était déjà un empire avant 1917. Car avant les ruses de l’Histoire, il y a les faits géographiques. Quel pays au monde a, à la fois une frontière avec les Etats-Unis, la Chine, l’Iran et l’Europe ? Quel pays possède un sous-sol aussi riche qu’il peut palier une pénurie du pétrole produit dans le Golfe persique ? Quel pays se trouve ainsi aux confins de l’Asie, du Moyen-Orient, de l’Amérique et de l’Europe ? C’est cette Russie qui a toujours regardé vers l’Europe pour se moderniser, mais que les Européens ne comprennent pas car ils la voient par trop « asiatique ».
Mais le pays, on l’a déjà dit, a sauté des périodes historiques sans prendre le temps de réussir ses transitions. L’autocratie tsariste qui pratiquait pogroms et servage a été renversée par une révolution et le pays qui n’avait pas connu de démocratie durablement est passé par soixante dix années de glaciation soviétique. La démocratie dans ce qui est devenu la Fédération de Russie semble encore dans une phase de transition. On ne remplace pas comme cela un système comme celui de l’URSS et même après 20 ans, alors qu’il existe bien sûr une administration, les infrastructures ne sont pas toutes là alors même que le développement économique est bien présent. C’est une caractéristique des pays émergents : une bourgeoisie riche qui voyage et qui consomme goulûment, jouissant sans entraves d’une mondialisation qui lui sourit et une majorité dans la population qui ne bénéficie pas de la même prospérité que ceux qu’on nomme en Russie les oligarques. La vieille thèse du « développement inégal et combiné » demeure, moyennant quelques adaptations, relativement d’actualité.
La Russie était donc un empire, mais l’effondrement du système soviétique a été interprété par l’Occident comme le déclin de la Russie. D’ailleurs, ces images sont restées vivaces encore aujourd’hui. Si Gorbatchev fut une « star » à l’étranger, il demeure aux yeux des Russes, celui qui a démantelé l’Empire sans le remplacer par autre chose. Son successeur, Eltsine, est demeuré dans les mémoires comme la caricature du Russe : alcoolique et grossier. D’ailleurs, à sa mort, les médias occidentaux n’ont relevé que cela alors que cet homme a sauvé son pays de la guerre civile et il a eu à gouverner dans une période qui, pour certains Russes, passe pour plus démocratique que l’époque actuelle. C’est la raison aussi de la popularité de Vladimir Poutine. Soignant son style, l’actuel Premier ministre a redonné à la Russie une fierté que l’Occident lui déniait, opposant à la Russie d’aujourd’hui des représentations d’hier. Encore que dans les films d’espionnage, pendant un moment, les mafieux russes ou ukrainiens ont remplacé les agents du KGB sadiques d’hier. Un ancien dirigeant politique explique que le « poutinisme » c’est « toutes les libertés sauf celle, pour lui de quitter le pouvoir »…
La fierté retrouvée, le retour de la puissance impériale et le réveil après les traumatismes des crises passées, notamment celle de 1998 qui dilapida les acquis de la période post-soviétique, voilà ce que les Russes attribuent à Vladimir Poutine.
C’est une des explications de la guerre russo-géorgienne d’août 2008 : la Russie devait affirmer son leadership sur la région et tordre le coup à l’idée que les Etats-Unis ou des intérêts américains pouvaient imaginer racheter à coup d’investissements divers, des pans entiers de l’ex Empire soviétique.
Voilà pour le décor historique et la situation géopolitique. Mais, précisément, la politique et la gauche dans tout ça ?
On voit bien que contrairement aux anciens satellites d’Europe centrale et orientale, la démocratie pluraliste n’est pas au même stade de développement. D’ailleurs, dans les anciennes républiques soviétiques – Etats baltes mis à part, mais cela pour des raisons historiques évidentes, les processus démocratiques sont régulièrement contestés.
C’est une période qu’il faut comprendre et accompagner. On ne peut l’accélérer inconsidérément sans risques. On ne peut pas non plus décréter l’existence de tel courant politique sans prendre en compte la réalité. Ainsi en va-t-il de la social-démocratie russe qui est, depuis 20 ans, en phase de reconstruction. Une reconstruction qui se déroule alors même que le pays est lui aussi en pleine transition. On ne peut donc ignorer le contexte actuel au plan des structures, de l’économie et de la géopolitique si on veut comprendre « où va la Russie » en général et le mouvement progressiste russe en particulier.
Il s’est passé trop de temps pour que le lien entre le POSDR historique de Plekhanov, Martov et Axelrod trouve dans l’éphémère parti social-démocrate de Russie formé par Gorbatchev, un héritier fidèle. Dans un pays en pleine quête identitaire, entre la nostalgie du communisme qui ouvre l’espace à un improbable « national bolchevisme » et le nationalisme russe, il reste peu d’espace quand l’ultralibéralisme devient la nouvelle religion pratiquée fidèlement par ceux qui constatent que les affaires sont plus intéressantes que la politique. D’ailleurs, les gens de Russie juste, l’actuel parti qui se réclame de la social-démocratie à la Douma, ne se réfèrent nullement à cette histoire extrêmement lointaine.
La gauche en Russie existe comme elle peut dans un pays où la seule fois où on a cru à des lendemains radieux, ça s’est terminé par une catastrophe. On est donc dans l’hyperréalisme avec une exigence première en matière de liberté, celle de pouvoir consommer avec avidité. Comme dans les autres pays où le néo-libéralisme domine d’ailleurs, le théorème se vérifie ici. Le temps que les gens passent à consommer, ils ne le passent pas à autre chose, notamment à s’occuper de politique.
Et comme la politique se méfie de l’idéologie sauf par nostalgie pour un passé ancien – les néo-communistes, ou par désir de préserver un pays qu’ils pensent encore menacé de toutes parts - l’extrême droite de Jirinovsky par exemple – eh bien, ce qui se passe, comme le dit un homme d’affaires français, « il y a deux types de politiciens en Russie : les hommes d’affaires qui font de la politique et les hommes politiques qui font des affaires ». L’église orthodoxe joue parfaitement son rôle de cadre moral et religieux d’une identité nationale authentiquement russe et « pure ».
Il y a un courant de gauche bien implanté dans les milieux intellectuels, associatifs ou syndicats, mais il peine à infuser dans la masse des gens au point de représenter une force politique capable de proposer un projet au pays car ceux-ci ne sont pas encouragés à participer à une citoyenneté active. La gauche intellectuelle ne perce pas sur le plan organisationnel et le mouvement démocratique n’est pas formellement unifié.
La démocratisation de la Russie ne peut être aussi rapide que ne l’avait été la soviétisation qui elle avait été brutale. En fait, à écouter certains de nos interlocuteurs, on a l’impression que la censure de la presse c’est d’abord l’autocensure des journalistes. Le citoyen a son téléphone et surfe sur le web qui n’est pas bridé. Certains parlent de « démocratie d’apparence », tous les outils sont présents, mais l’arbitraire n’est pas totalement absent.
Le Parti Russie unie est un grand parti de droite mais sa force en fait un parti central qui capte toutes les ambitions pour quiconque veut le pouvoir. Cette puissance-là est de nature, plus qu’on ne le croit, à contrarier les dérives « autocratiques » de n’importe quel dirigeant et les élections vont gagner en légitimité avec l’avènement du vote électronique. De plus, Medvedev a accepté de réduire le seuil pour être présent à la Douma de 7 à 5 %, comme en Allemagne. Lui-même pourrait, si Poutine est élu président en 2012 devenir un acteur essentiel d’un dispositif qui va faire progresser l’Etat de droit, un outil devenu indispensable, pas seulement pour les démocrates, mais aussi… Pour la poursuite du développement du capitalisme.
Quant à Russie juste, le parti classé à gauche, on l’a accusé d’être une invention poutinienne. Ce parti qui se réclame de la social-démocratie et qui est présent dans les réunions du PSE et de l’IS est contesté par d’autres partis socialistes en Europe, mais d’un autre côté, alors qu’il y a des contacts avec le Parti du Congrès en Inde voire, le Parti communiste chinois, il est difficile de ne pas avoir à ce stade de partenaire ou d’interlocuteur en Russie pour une social-démocratie qui prône le multilatéralisme. Si on est réaliste, on ne peut se passer de partenaire en Russie, si on est internationaliste, il faut déployer un travail d’influence pour aider Russie juste, comme d’autres partis contestés dans l’IS à partager nos priorités en matière de dynamisme de la démocratie, de préférence sociale et de combat pour une mondialisation solidaire et un développement solidaire et durable.
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