Modestement, je vais tenter d'expliquer un désaccord avec Rokhaya Diallo que - n'en déplaise à certains - j'apprécie, même si, dans la plupart des cas, je ne suis pas d'accord avec ce qu'elle affirme, même si je comprends ce qui me semble être ses intentions.
Pour ses partisans, évidemment, je ne suis pas dans le bon camp. J'ai déjà eu droit à des épithètes classiques de "Bounty" ou "Oncle Tom" ou encore "Nègre de maison" et ça risque de s'aggraver. C'est d'ailleurs une des contradictions des logiques communautaires : il y aura toujours plus noir que soi et on excluera toujours, celui ou celle qui n'est pas assez ceci ou cela.
A mon sens, s'il y a une "question noire", elle ne se résoudra jamais complètement tant qu'on se déterminera par rapport à d'autres dans un rapport de jalousie ou de victimisation.
Rokhaya Diallo a une originalité selon moi : celle de porter un discours populaire pour des gens qui ne sont pas forcément "intégrés" et qui se méfie d'un antiracisme bien pensant dont les limites sont qu'il reste moral quand il devrait infuser dans des politiques sociales, culturelles ou économiques vigoureuses, sans parler du logement ou des luttes contre toutes les formes de ségrégation.
Là où le désaccord commence, c'est quand elle donne l'impression, dans ses propos, d'entretenir une méfiance indépassable et d'affirmer, finalement, que le poids de l'histoire coloniale par exemple est tel qu'il étouffe tout ce qui a pu être tenté ou réalisé depuis que les militants antiracistes ou anti sexistes ont le droit pour eux, quand on considère l'arsenal juridique existant et qui est en évolution permanente.
Bien sûr, la loi n'est pas tout et le plus important, ce sont les mentalités qu'il faut faire évoluer. Mais cela se fait par le débat, par l'éducation, par la culture et par l'action politique.
Universalisme ou différentialisme
L'universalisme est battu en brèche depuis plusieurs années dans certains réseaux militants, mais aussi dans certains Etats. On a pu entendre des responsables indiquer par exemple que "les droits de l'Homme n'étaient pas un concept universel, mais un concept occidental". Si on prend le cas de la peine de mort, on verra en effet que l'avancement des sociétés de par le monde, n'est pas le même. Je ne sais pas s'il existe beaucoup de personnes en France en faveur d'un retour de la peine de mort ou de l'application du fait de battre des femmes dans la rue ou de leur lapidation...
Il y a un paradoxe à "occidentaliser" des valeurs universelles quand on en jouit au quotidien. Ces militantes qu'on dit "indigénistes" ne pourraient pas militer librement et exprimer leur idées dans l'Iran des mollahs ou les Philippines de Duterte, sans parler du Brésil de Bolsonaro... C'est toute la force de la démocratie et des acquis des Lumières !
Le dfférentialisme est lui-même une notion dangereuse. C'est comme cela que les théoriciens de la Nouvelle droite - l'entreprise intellectuelle de reformulation théorique et sémantique de l'extrême droite - traite la question "raciale". Au lieu d'établir, comme par le passé, une hiérarchie, ils parlent de différences pour mieux asseoir leur désir, la séparation.
Si évoquer des différences pour souligner la richesse d'un ensemble est positif, s'appuyer sur des différences culturelles pour entretenir des divergences morales nous fait revenir au Moyen Âge.
C'est pour cela que je n'ai jamais été non plus convaincu par "l'intersectionnalité". La sénatrice socialiste Laurence Rossignol, également présidente de l'Assemblée des femmes, militante féministe de longue date pense que : "si l’intersectionnalité s’impose comme une pensée relativiste, différentialiste ou identitaire, dont l’adversaire principal est l’idée universaliste, alors c’est une grave régression. Je dirais même une menace pour les femmes." Elle dit aussi : " je défends un féminisme qui refuse de négocier les libertés des femmes au nom des particularismes culturels, sociaux ou religieux. Bien sûr, les clivages de classes existent, mais ils n’effacent pas la violence de la condition de toutes les femmes. La domination masculine sévit dans le monde entier, il faut donc l’affronter de manière universelle."
C'est là une vision qui a toujours été ultra majoritaire à gauche. De Rosa Parks à Angela Davis, de Wangari Mathai, de Simone de Beauvoir à Gisèle Halimi, Maya Surduts, Yvette Roudy ou Najat Vallaud-Belkacem - et j'en oublie évidemment - rien qu'au 20e siècle et en ce début de 21e - nous avons eu suffisamment d'institutrices - penseuses et militantes - pour nous élever dans l'idée que l'émancipation des femmes sera l'émancipation du genre humain tout entier et donc, utile à toutes les cultures.
Bien sûr que le colonialisme a été une exploitation de masse et une aliénation dont on perçoit encore aujourd'hui des traces, mais attribuer nos turpitudes à l'Homme blanc ne nous fera pas avancer. Pire, cela nous maintiendra dans ce statut d'indigène, ce statut d'inférieur. C'est toute la contradiction de ces discours identitaires qu'on entend ici et là.
Rokhaya Diallo a évolué dans sa pensée et, depuis l'époque où elle animait un collectif intéressant, "les indivisibles", elle a migré, si je puis dire, vers un discours plus radical, moins généreux et plus problématique qui ne sert pas les noirs, mais leurs ennemis.
La force du combat antiraciste, de Martin Luther King aux Black Panthers, de Nelson Mandela aux associations antiracistes historiques comme la LDH, le Mrap, la Licra ou SOS racisme, fut d'avoir toujours rassemblé au-delà des couleurs ou des croyances quoiqu'on en pense.
Le différentialisme culturel ou la radicalité pour la radicalité ont affaibli ces organisations, réduit leur audience alors que des mobilisations de masse auraient réduit au silence bien des fous. A la place on a eu Ramadan, Dieudonné, Soral et Zemmour...
Dans le même temps, le racisme subi par Christian Taubira quand elle était ministre, celui subi par des footballeurs et dénoncé par Lilian Thuram n'ont provoqué que les ires des réacs et l'indifférence des antiracistes "intersectionnels".
Si l'intransigeance conduit à l'indifférence, alors il n'est pas très compliqué de s'interroger sur la sincérité de la démarche.
Rokhaya est, sans qu'elle s'en aperçoive dans une démarche victimaire qui, selon moi est une erreur tactique.
Quand James Brown chantait " I'm black and I'm proud " ou " I don't want nobody to give me nothing, open up the door, I'll get it myself ", il ne disait pas autre chose que " emancipate yourself from mental slavery "... La France n'est pas un pays majoritairement coloré, mais sans les colorés, elle n'est pas tout à fait la France. Quand je vois des filles blanches porter des tresses - une prouesse quand on connaît leurs caractéristiques capillaires - ou une Carole Delga, Présidente socialiste de la Région Occitanie vêtue d'une superbe robe venue d'Afrique de l'Ouest, je me dis qu'il y a des choses qui bougent.
Le féminisme est une émancipation… y compris pour les hommes
L'égalité femmes hommes n'est pas, a priori, dans les traditions. La domination masculine ça existe. C'est une construction sociale et culturelle qui se perpétue depuis la nuit des temps. Ce ne sont pas les Blancs qui sont arrivés un jour sur un autre continent pour dire qu'il fallait faire des femmes des inférieures.
Aujourd'hui, dans nos pays, on a pris conscience de façon tragique, que le sexisme et le machisme ne s'exprimaient pas uniquement par des mots, des attitudes, des images ou des stéréotypes. Cela pouvait aussi aller jusqu'à des actes violents et il n'y a rien d'ethnique ou de religieux dedans. Et quand bien même, rien n'autorise qu'on soit compréhensif ou permissif sous prétexte que "c'est culturel".
Dans un texte publié dans le Nouvel Obs, Rokhaya Diallo évoque la stigmatisation à l'égard de femmes qui portent un hijab ou les travailleuses du sexe. Curieuse liaison car elle donne un argument puissant aux féministes - fussent-ils hommes antillais comme moi !
Une femme qui porte un hijab soustrait (volontairement ou sous la contrainte) son corps au regard des hommes par pudeur ou décence - ou volonté d'affichage de sa religion. D'ailleurs, que disent les partisans de Diallo, luttant contre l'aliénation, aux femmes qui portent ce vêtement sous la contrainte ? Si on a un jour inventé le fait qu'une femme devait couvrir son corps c'était parce que des hommes, soit disant supérieurs en tout aux femmes, étaient incapables, malgré leur grande piété, de maîtriser leurs propres pulsions...
Une travailleuse du sexe, à l'inverse, fait commerce de son corps pour satisfaire des désirs sexuels. Je ne sais pas si on peut marchandiser ce qui relève de l'intime et faire de l'intime un objet de consommation courante, payante et minutée.
Le fait que tant qu'il existera au moins une femme, obligée de se couvrir ou sommée de s'offrir, il sera difficile de rester en dehors de ces combats pour le droit à la dignité et au respect.
Le féminisme échoue quand il se transforme en militantisme anti hommes. L'antiracisme échoue quand il nourrit un autre racisme. En d'autres termes, quand on combat l'injustice, il n'y a pas d'autres revanches à prendre que celle qui consiste à faire triompher la justice.
L'excision, les mariages forcés, la polygamie, les violences conjugales, le viol, les stéréotypes sexistes et ce qui en découle ou encore les inégalités salariales, voilà des combats qui devraient rassembler tout le monde. Et parce que toutes les femmes ont été victimes au moins une fois dans une journée d'une de ces horreurs, alors où, chère Rokhaya, le féminisme est universaliste et tu lui dois aussi la femme cultivée et engagée que tu es.
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