
C'était notre fierté : le premier déplacement de Jean-Marie Le Pen en Martinique s'était soldé par un retentissant échec. En effet, le jour de la visite, des milliers de personnes avaient envahi la piste d'atterrissage, empêchant l'avion de se poser. Il avait fallu se poser en Guadeloupe pour faire le plein avant de repartir.
Pendant trente ans, on se répétait cet exploit lorsque durant la campagne présidentielle, qui se terminera le 7 mai, la fille du chef d'extrême-droite avait été interrogée sur un déplacement aux Antilles, elle avait déclaré qu'elle n'irait pas dans ces territoires peuples de "gauchistes hystériques" car on ne parlerait que violences.
Pendant trente ans, on a cru que le racisme qui irrigue la pensée lepéniste agissait comme un puissant antidote sur la mangouste basanée contre le poison d'une idéologie de haine. Mais un peu comme nos moustiques qui mutent et résistent chaque année aux lotions et autres pommades, il semble que, telles les algues Sargasses qui empuantissent nos plages, la pensée frontiste a trouvé à se tropicaliser et on verra moisir nos belles illusions.
Pourtant, il y a encore une dizaine d'années, peu avant sa mort, Aimé Césaire avait fait la fierté de ses concitoyens en refusant de recevoir Nicolas Sarkozy, précisément à cause de ses obsessions identitaires.
Avant la continuité territoriale, la continuité politique
Au premier tour de l’élection présidentielle, une page a été tournée. La candidate d’extrême droite est arrivée en tête en nombre de voix, profitant bien sûr d’une très forte abstention, mais aussi d’une libération d’un racisme qu’on ne décelait pas de ce côté-ci de l’Atlantique.
Comme dans l’hexagone, les problèmes de sécurité sont préoccupants pour les gens. Pas une semaine sans un homicide ou une agression aux Antilles par exemple. Ce sentiment d’insécurité, confirmé par des faits sordides est entretenu par exemple le quotidien France Antilles, unique quotidien « local » qui, pour attirer la clientèle pratique depuis longtemps la « une racoleuse. Le fait divers prend souvent le pas sur l’actualité politique ou économique. Pas une semaine sans une histoire de violence ou de drogue. Et puis dans les conversations, en famille ou entre amis, quand le « franc parler » naturel ne s’embarrasse pas de précautions sémantiques, qui n’a pas entendu un discours hostile aux prostituées venues de République dominicaine, aux malheureux venus d’Haïti ou encore aux travailleurs venus de Sainte-Lucie. Le sentiment qu’« il y en a trop ! »…
Mêmes échos du côté de l’Océan Indien avec les Comoriens pour les Réunionnais. A Mayotte, on se souvient en début d’année 2016 combien les tensions avaient marqué les esprits.
Sans oublier bien sûr la Guyane, le plus grand des départements français, et le seul département d’outremer sur un autre continent que l’Europe, les personnes venues du Surinam voisin sont mal vues.
Marine Le Pen est venue faire campagne. Malgré les refus de la majorité des élus de la recevoir, elle s’est déplacée et le tabou s’est progressivement levé. Dans un ras le bol guère différent de ce qu’on peut ressentir dans certains territoires de l’hexagone, une minorité grandissante d’électeurs a franchi le pas. Signe de la banalisation de la Blonde de Saint-Cloud, cette photo qui avait buzzé lors du dernier Salon de l’Agriculture où des chefs cuisiniers antillais avaient posé avec elle, cédant à la tentation narcissique et imbécile du selfie.
Résultat, une performance dans l'ensemble de l'Outremer grâce notamment à l'abstention.
Des sociétés ultramarines à bout
Outre l'insécurité, le chômage de masse, c'est aussi la défiance généralisée à l'égard des élus qui réduit la portée des messages.
Dans des territoires desquels on fait rapidement le tour et où il est facile de « connaître » tout le monde en peu de temps, le jugement sur les élus est cruel. Le décalage entre l’ampleur des tâches à conduire et les clivages politiques excessivement exacerbés entre les acteurs de la vie publique exaspère la population.
La classe politique est rejetée aussi parce qu'elle n'aide pas à dessiner l'avenir. Comme disait déjà la chanson du groupe Taxikreol en 1992 " Special request " qui raconte le discours d'un candidat à une élection : " avant moi vous étiez à un pas du gouffre eh bien avec moi vous avancerez de deux pas ".

La sagesse populaire qui moque avec une acidité aussi juste que drôle lors du Carnaval ou moquée par le caricaturiste Pancho, n'atteint pas des politiques dont la carrière politique est aussi longue que le chômage des jeunes est massif. Un exemple martiniquais illustre cela : pour résoudre l'épineuse question des embouteillages dans l'île, on a imaginé l'installation d'un réseau de transport en commun en site propre. Mais Le projet met du temps à aboutir et à tort ou à raison, les gens ont l'impression qu'il patine du fait des querelles politiques en les collectivités locales qui ne sont pas du même bord politique et qu'elles n'en finissent plus de se chamailler. L'alliance entre les indépendantistes et la droite locale lors des élections régionales de décembre 2015 - comme si Chávez ou Maduro s'alliaient à Sarkozy ou Fillon - avait contribué à brouiller les repères.
La corruption, au final, Le FN ne semble pas plus corrompu que les autres partis.
On dira que ce n’est pas très différent d’ailleurs et que ça ne pousse pas à voter FN, mais plutôt à s’abstenir, mais à cela on peut répondre que l’implication des partis dans la campagne pose question. A l’évidence, entre les indépendantistes qui ne donnent pas de consigne de vote et les émanations locales des partis nationaux qui sont faibles et ceux qui font des choix autant de sincérité que d’opportunité, la nécessité de retrouver la confiance des citoyens va devenir cruciale si on veut à la fois préserver la paix civile et relever ces territoires riches en possibilités mais aussi empêtrés dans les difficultés.
Dans l’hexagone même, l’ultramarin n’est pas vacciné contre le racisme et le vote FN. Qui n’a pas vu, à Paris, plusieurs femmes d’un certain âge fréquenter la très radicale église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le fief des catholiques intégristes ? Qui n’a pas entendu en banlieue certaines mères de familles critiquer les conversions de jeunes antillais à l’islam ?
Même pour des populations croyantes, sensibles à la question des discriminations, les digues sautent. Pour ces Français que la couleur de peau prête à confusion avec des populations subsahariennes pour les plus noirs ou nord africaines pour les métis, il y a parfois une volonté très forte de se démarquer pour ne pas être amalgamés…
Sur fond d’une très forte abstention, à La Réunion, Le Pen a multiplié son score en cinq ans. Elle a progressé de sept points aux Antilles où jadis le FN était persona non grata.
Enfin, dans le Pacifique, les élus LR ont appelé à voter pour elle en Nouvelle Calédonie - ou le FN a triplé son score - et en la Polynésie dont l'une des figures locales, Gaston Flosse, a parrainé la dirigeante d'extrême droite. Dans ces territoires, la question de l'indépendance a joué dans le vote.
C'est à Saint-Pierre et Miquelon et Wallis et Futuna que Le Pen a recueilli le moins de suffrages.
Un bilan du quinquennat encore invisible
Et pourtant… l’effort en faveur des outremers depuis 2012 fut sans précédent. Voulant tirer les conséquences des grands mouvements sociaux de 2008-2009, la gauche arrivée au pouvoir fit un effort sincère. Il était certain que le fait d’avoir le gouvernement le plus ultramarin de l’Histoire dans sa composition n’aurait aucun effet durable. Tant pis si la ministre Christiane Taubira – la cible de plusieurs attaques racistes venues de droite et d’extrême droite, avait commencé sa carrière politique dans sa Guyane natale ; tant pis si Victorin Lurel, le Président de la Région Guadeloupe, fut un énergique ministre des outremers, luttant contre les monopoles et la vie chère, si George Pau Langevin continuèrent son travail en faisant adopter à l’unanimité la loi sur l’Egalité réelle qui sera un moyen efficace pour réduire les écarts entre l’outremer et l’hexagone.
Alors que faire ?
Probablement faire preuve d’humilité et d’écoute pour comprendre et ensuite, avoir le courage de revisiter la relation entre population, dirigeants d’ici et de là-bas en ayant plus le souci d’améliorer la situation de ces personnes que de préserver les situations acquises.
Le Front national voulait dans le passé limiter « l’émigration » des ultramarins dans l’hexagone. Il n’a pas de volonté de résoudre le sort des ultramarins car ce qui l’intéresse c’est la division pour prospérer sur fond de tensions.
Beaucoup d'électeurs ont voté "pour voir", indifférents à ce que fut ouvertement le FN. Il est clair que depuis le 23 avril, tout le monde doit s'interroger - ce qui est malheureusement loin d'être le cas, il est tout aussi important d'apporter des réponses et de produire des résultats.
Le sursaut républicain du 7 mai ne peut être qu’une première étape vers un renouveau démocratique et social pas simplement sincère, mais efficace.
Plutôt que moquer, dénoncer ou se désoler, il faut trouver ensemble le moyen de sortir de cette impasse.
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