Merci à Arte pour cette merveilleuse programmation qui
contraint d’ailleurs l’estival à trouver un lieu de villégiature équipée de
bonnes enceintes, d’une bonne télé, et, de grâce bien connectée à la TNT !
Impensable de décrocher en effet car il faut regarder ces
documents assez rares sur les télés françaises.
Après des programmations consacrées au rock des années
70, Arte se met à la soul. Et pour cause, cette musique représente un des
apports les plus fabuleux à la culture occidentale.
On pourrait dire, non sans ironie, que la soul constitue un
des apports positifs de la colonisation.
Cette musique de l’âme plonge en effet ses racines dans ce qu’il y a eu
de plus noir dans la misère humaine.
Bien qu’on danse beaucoup sur cette musique, elle n’est pas à
l’origine faite pour cela…
Au commencement était comme il se doit, le blues. Les
esclaves dans les plantations d’Amérique et de la Caraïbe n’avaient pas le
droit de préserver leur culture si bien qu’ils se sont obstinés et le mélange
de vieilles traditions africaines et d’éléments européens ont donné, sur le
plan musical, une appropriation par les Noirs de la musique que les maîtres ou
les pasteurs pratiquent. Les work songs que l’on chante dans les chants
débouchent sur le blues. La musique religieuse donne le negro spiritual qui
découle sur le gospel. Ces chants religieux n’étaient pas que l’expression
de la foi d’esclaves subissant un terrible sort et l’espoir d’une libération
prochaine. Il s’agissait aussi de messages codés permettant de communiquer
entre les filières d’évasion vers le Nord des Etats-Unis.
Cette musique afro-américaine se développe sur l’ensemble du
continent et elle va donner les rythmes brésiliens, cubains ou ceux des
Antilles.
Mais aux Etats-Unis, cette musique, par un métissage
surprenant débouche sur un fatras dans les lieux de perdition du Sud et donne
le jazz, le blues et tout un ensemble de rythmes qui accompagnent des paroles
systématiquement à double sens. On dépeint les tracas de la vie quotidienne,
les peines de cœur, mais aussi la séduction et les ébats sexuels. D’ailleurs
dans les années 70-80, la technique aidant et la révolution sexuelle étant
passée par là, les ambiances dépeintes par Barry White, Isaac Hayes, Leon Ware,
Teddy Pendergrass, voire les atmosphères carrément explicites de Marvin Gaye
(sur ses albums Let’s get it on et I want you) disent clairement les choses.
Dans la même période, Millie Jackson se fait elle aussi, chroniqueuse de la
condition féminine dans ses chansons.
Des plantations aux
églises, des églises aux « lieux de perdition »
Le jazz connaît mille évolutions. Dans sa forme tournée vers
la danse, il s’appelle « rhythm and blues ». Cette « musique du
diable » telle que la nomment les gens d’église tire pourtant une bonne
partie de son énergie. L’énergie qu’elle tire du rythme (swing) est un curieux
mélange dans lequel l’ambiance née de la combinaison entre harmonies, rythmes
et inspiration donne le « groove ». L’âme de cette musique
« soul » crée donc un ensemble que les bonnes âmes trouvent
nauséabond (« funky ») tant il parle aux sens. Les faiseurs de cette
musique revendiquent cette musique populaire, moins savante que le jazz,
orientée vers la danse et que l’on joue dans les tripots (jook joints) de ville
en ville au cours de tournées (Chitlin’ circuit) dans lesquelles les musiciens
mangent la cuisine typique afro-américaine (soul food) faite de pains de maïs
(cornbread), d’haricots aux yeux noirs (black eyed peas), cuisses de poulet
(chicken legs) etc… On retrouvera plus tard dans les improvisations de James
Brown, ces énumérations.
Le rhythm and blues a donné le boogie woogie et mélangé à la
country, dans les années 50, le rock and roll. Mais nombre de tubes classiques
de cette musique rendue populaire par les Blancs, sont des titres de blues dont
les compositeurs restent dans l’oubli.
Le rhythm and blues de Louis Jordan devient
« soul » avec Ray Charles qui fait avec cette musique populaire ce
que les musiciens de jazz font avec leur musique. A chaque étape, ils la
ressourcent en la replongeant dans ses origines. La révolution bop avait été
cela au milieu des années 40 après la « commercialisation » du swing.
Il faut comprendre que les musiciens noirs vivaient mal que leur art soit perçu
comme authentiquement américain alors que même devenus célèbres, ils devaient
subir encore et toujours la ségrégation. Ce fut le drame de Billie Holiday qui
dénonça d’ailleurs cette injustice dans l’émouvant Strange fruit.
La soul s’est donc régulièrement inspirée du gospel. Ses
musiciens et chanteurs font leurs classes dans les chœurs des églises
baptistes.
Une musique politique
Qui dit musique de l’âme dit musique des tripes et du cœur. Impossible
dans ces années là de dissocier la soul du contexte politique et social qui est
alors celui des Etats-UA la fin des années cinquante, Ahmet Ertegun et Jerry
Wexler pour Atlantic, Jim Stewart et sa sœur Estelle Axton à Memphis qui
viennent de fonder la maison de disques Stax ou le jeune Berry Gordy à Detroit
qui a créé la Motown enregistrent des centaines de kilomètres de bandes. Les
studios Muscles Shoals de Nashville, les disques King, bref, la soul explose
dans les années 50-60 faisant danser l’Amérique puis bientôt l’Europe. La soul
ce sont des groupes, des chanteurs, des chanteurs et aussi, on l’oublie, des
compositeurs et des musiciens.
Ce sont des ballades, mais aussi des chansons engagées.
Beaucoup des créations de ces années donnèrent lieu à des reprises, des copies,
parfois des éditions avec des pochettes qui ne permettaient pas de savoir que
les chanteurs étaient noirs.
Cette musique s’est développée dans l’ensemble du pays. Mais
certaines villes furent particulièrement fécondes. Memphis, New York, Detroit,
Chicago, Cincinnati…
La soul suit les mouvements de son temps. Elle accompagne le
mouvement des droits civiques. La politisation de la soul c’est un moment
d’émancipation artistique. Fini les titres calibrés à trois minutes. Désormais,
certains disques deviennent de véritables concepts avec titres fleuves. En
quête de sonorités nouvelles, Stevie Wonder devance Herbie Hancock dans la
découverte des synthétiseurs. C’est un signe. La soul s’inspirait d’une version
« populaire » du jazz, désormais, le jazz s’inspire de la soul et du
funk. Miles Davis en est un des précurseurs avec ses albums Bitches Brew, In a Silent Way ou Corner
People, qu’en général les puristes détestent. Creed Taylor accueille sur
son label CTI cette fusion avec par exemple le brésilien Eumir Deodato ou le
jeune George Benson. Marvin Gaye délaisse les balades pour réaliser le
monumental What’s Going On en 1971, alors que la Motown quitte Detroit pour Los
Angeles… Toute une époque qui s’achève.
Toujours chez Motown, Norman Whitfield innove en mariant soul
et psychédélisme avec un son plus « cru » que les compositions
traditionnelles du label de Berry Gordy. Glady Knight, les Temptations ou the
Indisputed Truth en font des merveilles.
Archie Shepp met de la soul dans sa musique engagée sur
Attica Blues et on ne compte plus les musiciens qui se mélangent ainsi. Dans la
musique américaine, on parle de « crossover » ce qui signifie changer
de style musical pour attirer un public plus large. Ici, de la même manière que
le mouvement pour les droits civiques a inspiré les grands courants
protestataires de années 60 et les grandes marches des années qui ont suivi, la
musique soul parle aussi bien aux jeunes des ghettos qu’à ceux des champs de
coton ou encore des quartiers ouvriers de Grande-Bretagne.
Chez Atlantic, la carrière comète du brillantissime Donny
Hathaway reflète bien cette période extrême féconde.
De son côté à Chicago, Curtis Mayfield qui écrit des chansons
engagées depuis toujours lance son label, Curtom avec son groupe, the
Impressions puis en solo.
Enfin, dans le sud, c’est Isaac Hayes qui compose une image
de « Moïse noir » icône de crooner arborant des chaînes qui ne sont
plus l’entrave de l’esclave, mais un objet érotique. Avant Barry White, il fait
vibrer avec ses arrangements symphoniques et ses reprises.
Soul on screen
Il était donc normal que ces talents s’essayent avec succès au
cinéma. La soul inspire nombre de musiques de films ou de séries de télévision
comme on peut s’en apercevoir dans les thèmes composés par Lalo Schifrin
(Starsky and Hutch), Quincy Jones (Sanford and son) ou Tom Scott (Baretta,
Streets of San Francisco)… Mais avant cela, le cinéma avait donné aux musiciens
de soul une nouvelle forme d’expression avec le genre
« blaxploitation », ces films dont les personnages principaux étaient
des Noirs et où les méchants étaient souvent des Blancs. Earth Wind and Fire, encore
peu connus firent la musique de Sweet sweetback badass’ song de Melvin van
Peeples en 1971. Isaac Hayes signa la légendaire bande son de Shaft du
photographe Gordon Parks et il remporta un oscar pour sa prestation. C’est
devenu la B.O. emblématique de la période. En 1972 Curtis Mayfield travailla avec
le fils de Gordon Parks sur Superfly et Marvin Gaye la même année sur Trouble
Man. Quincy Jones s’était déjà fait un nom dans le métier. Il faut rajouter Roy
Ayers (Coffy), J.J. Johnson, Willy Hutch, Johnny Pate, James Brown (Black
Caesar), etc… C’est généralement la seule chose qu’on peut retenir de ces films
souvent violents et médiocres…
Il est assez pertinent de dire que le son Philly correspond à
la fin de la radicalisation de la musique lors qu’au milieu des années 70,
l’écrasement des Black Panthers, la crise économique, la crise morale engendrée
par la guerre du Vietnam et le scandale du Watergate aboutissent à un tournant.
Le film de Spike Lee Crooklyn
sorti en 1994 représente une chronique de ces années 70 où l’évolution des
familles afro-américaines se fait sur fond de musique qui nourrissent des
générations d’enfants de la télévision…
Parlant de cinéma et Arte aurait pu rediffuser à l'occasion des films ou des documentaires comme Wattstax, Standing in the shadows of Motown, Dreamgirls... qui illustrent parfaitement l'époque et la manière dont cette musique a été inventée.
« R’n’B :
Reagan and Bush »
Les luttes des années 60 débouchent sur une intégration
grandissante des élites noires, de l’autre, c’est le reflux de la vague
contestataire des années 60. Place aux plaisirs et à l’évasion. Il faudra
attendre We are the world pour
retrouver des chansons engagées si on met de côté Stevie Wonder qui ne cesse
d’apporter une critique sociale et des méditations spirituelles. C’est le
reggae qui va désormais jouer ce rôle hors des Etats-Unis avant que le hip hop
ne déferle.
Les documentaires d’Arte proposent une approche inégale.
Parfois très générale, parfois très précise. Comme souvent pour ce genre
d’entreprise, il est très difficile de trouver un équilibre entre la
vulgarisation qui doit permettre de toucher un grand public – ce qui implique
des raccourcis, des impasses et parfois des
« erreurs d’interprétation et de l’autre, ce qui satisfait le puriste
qui veut y retrouver les anecdotes, les précisions historiques ou musicales, ou
encore les raretés plus éloquentes qui permettent de dire constater que le
sujet n’est pas survolé.
Tina Turner par exemple, bien que fille incontestée du gospel
et du rhythm and blues, n’a jamais revendiqué être une chanteuse de soul. On
aurait préféré quel la place qui lui a été donné dans un documentaire, par
ailleurs très bien, fût attribué à Aretha Franklin par exemple. Car il est
curieux que pour l’entreprise, on n’a pas réservé de traitement spécial à des
musiciens jugés incontournables…
Whitney Houston fut sans doute « la » grande voix
féminine de la musique afro-américaine à partir de la deuxième moitié des
années quatre vingt à une époque durant laquelle le business a tout pourri. Ce
sont les années Reagan Bush, un moment où en général, les puristes, qui portent
les productions des années 60-70, rejettent ce qui a été fait dans les années
80-90, y voyant un appauvrissement de la créativité qui avait constitué l’âge
d’or de la musique. Chuck D qualifie malicieusement « RnB » comme
« Reagan and Bush », manière de dire que l’originalité de la soul des
années 80 est rare.
Le groupe I Am dans « Je dans le Mia » a rendu
hommage à cette période. Ceux qui ont grandi avec cette musique, ce funk épuré
– on passe des orchestres de type Ohio Players, Earth Wind and Fire, Kool and
the Gang, les Blackbyrds, Mandrill ou les tribus de George Clinton, à des
formes réduites et musicalement pauvres, même si c’est assez efficace. C’est le
temps de Shalamar, Midnight Star, Cameo, Change…
Dans les documentaires diffusés par Arte, on fustige ainsi le
tournant pris par Lionel Richie ou la carrière de Billy Ocean… Whitney Houston
elle-même aura laissé plus de ballades que de chansons très dansantes. Mais
c’est aussi oublier que les ballades de Michael Masser étaient coécrites avec
Linda Creed qui forma avec Thom Bell, dans les années 70, un des duos de compositeurs
les plus brillants, écrivant des ballades rendues immortelles par les
Delfonics, les Stylistics ou encore les Spinners. Dommage qu’on n’ait pas eu
non plus un portrait « définitif » de James Brown, ce qui aurait
permis de voir comment, après l’explosion du funk à partir de 1965-1967, le
Godfather of Soul a réinvité sans cesse sa musique avant de stagner
définitivement à partir des années 80. D’ailleurs, il est intéressant de noter
que la carrière solo de Maceo Parker décolle en Europe lorsqu’au début des
années 90, l’ancien sax des JB’s rencontre un public qui redécouvre un son
enfoui sous des années de musiques électroniques et de facilités commerciales.
Soul revival
Le film « The
Blues Brothers » marque des générations d’Européens et il représente à
la fois une bonne initiation aux classiques comme la sortie de l’ombre de
musiciens soul éclipsés par la vague disco.
Quincy Jones, à l’instant des compositeurs ou des producteurs
des années 70-80-90, régulièrement oubliés de ce Summer of Soul est évoqué
comme un producteur profitant de la poule aux œufs d’or qu’était Michael
Jackson. Pourtant Quincy Jones incarne ces musiciens de jazz qui se sont
essayés très tôt à d’autres styles. Lorsqu’il compose « In the heat of the
night » pour le film de Norman Jewison en 1967, c’est l’amorce d’un virage
« soul » qui va le conduire vers le funk et le hip hop en apportant
l’exigence du jazz.
On peut aussi regretter que dans la série « Palace of
Soul » qui propose de revisiter l’émission Soul train, on ne soit que dans
le survol. Des extraits trop courts qui font au final de ce Summer of Soul une
bonne introduction générale, mais sans réel moment musical intense.
Heureusement, il reste YouTube !
La musique soul a connu une nouvelle vie quand en Grande-Bretagne
on redécouvre les grands classiques. Depuis que les jeunes britanniques ont
adopté cette musique populaire américaine, le Royaume Uni est une deuxième
patrie pour ce genre. Quelques connaisseurs écument les disquaires pour des
« raretés » que l’on s’arrache pour les mixer ou les sampler. Le
label Blue note revient à la mode. Les Pasadenas rendent en 1988 un hommage
appuyé à cet héritage avant que l’Acid Jazz ou le Rare groove fassent leurs
bénéfiques ravages. Le DJ Gilles Peterson et son label Talkin’ Loud inventent
ce style qui remet au goût du jour la fusion soul jazz qui avait existé avec
Grant Green ou Donald Byrd. Les groupes qui ne se contentent plus de boîtes à rythmes et de synthés redeviennent la coqueluche
des pistes de danse et les jeunes des années 90 oscillent désormais entre
techno, house, hip hop, new jack et acid jazz. Paradoxalement, le
« RnB » américain est musicalement le plus pauvre, mais il redécouvre
son propre héritage qu’il qualifie lui-même de « old school ».
Jamiroquai, Urban Species, Ingognito, les Brand New Heavies
représentent cette nouvelle vague avant que le phénomène « Nu Soul »
déferle depuis les Etats-Unis avec Alicia Keys, Angie Stone, Maxwell ou encore
Erykah Badu.
Un riff de guitare, trois ou quatres mesures, quelques accords de piano, le groove de quelques arpèges joués au Fender Rhodes sans parler d'un jeu de batterie repéré sur des disques produits entre 1965 et 1985 suffit à faire un échantillon ("sample") qui, comme en génétique, connaît une nouvelle vie, dans de nouvelles chansons. Il faut réfléchir à cela. Quand Clyde Stubblefield ou Jabo Starks jouent pour James Brown au début des années 70, peuvent-ils imaginer que leurs impros vont marquer des générations de DJ et de rappeurs ? Idem pour les improvisations de Maceo Parker ou les cris de James Brown.
Les intros ravageuses de centaines de titres sont reprises en boucles. Comme si rien ne pouvait ni de devait être réinventé...
Bref, cette musique de l’âme, spirituelle, religieuse,
politique, sociale, qui exprime tribulations et aspirations, pulsions et
passions demeure probablement ce qu’il y a de plus intense dans la musique
populaire de notre temps.
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