Le décès ce soir d’Henri Weber est un grand moment de tristesse, une profonde peine tant il a compté dans ma vie militante et professionnelle. Moins que pour d’autres, mais beaucoup pour moi. Nous avons passé beaucoup de temps à parler, mais il ne racontait pas beaucoup d’histoires sur son parcours. Il maniait certes l’humour, la dérision et l’art oratoire ou encore celui du débat, mais il n’entretenait pas sa légende. Henri, ne me semblait pas nostalgique.
D’abord, Henri c’était l’homme au scooter. Il appelait pour prendre des nouvelles, gratter la moindre information sur « où va la social-démocratie », saisir les derniers débats en cours au SPD ou ailleurs. Chasseur de têtes bien faites : les nouveaux universitaires qu’il faudrait suivre pour compléter les incontournables pour anticiper le moment où les classiques ne produiraient plus.
Ensuite, Henri, c’était d’abord un raclement de gorge pour éclaircir sa voix éraillée puis un développement en quelques formules – la dialectique évidemment, l’affirmation souvent, comme pour se tenir à contre courant de pessimistes de gauche comme de droite, rappelant, comme des évidences trop facilement écartées, les réussites de la gauche. Parfois, il n’allait pas au bout, se perdant, et lâchant un « bon » pour continuer malgré ce qu’on était un certain nombre à percevoir, il y avait une rupture avec laquelle il devait cohabiter : ceux qui comprenaient les fonctions du parti et ceux qui ne les comprenaient pas.
Et, s’il a saisi l’importance des outils de la « démocratie médiatique », Henri maniait plus la plume que le clavier. Il remplissait ces petits carnets rouges du PSE dont il avait visiblement tout un stock, de notes, de numéros de téléphones à l’encre bleu de son écriture allongée. Et en plein BN, s’il y avait une sonnerie « klaxon rétro », c’était la sienne…
Henri, qui avait formé des générations de militants et des étudiants aussi, quand il enseignait à l’Université, était professoral, mais jamais condescendant. Il disait « le parti a quatre fonctions : une fonction intellectuelle, une fonction organisationnelle, une fonction politique et une fonction électorale ».
Rebelle jeunesse
Comme beaucoup, j’avais vu le nom d’Henri dans mes premières années au PS où il présidait l’université d’été. A l’époque, il était sénateur de Seine-Maritime. Son camp de base était Dieppe et il était un des cadres des réseaux de Laurent Fabius. D’ailleurs, certains journalistes disaient autant « sénateur socialiste » que « sénateur fabiusien ». On le savait « ex de la LCR » qui existait encore et il y avait une sorte de fierté de côtoyer un grand monsieur qui n’avait pas été n’importe qui à l’extrême gauche, mais qui, paradoxalement était un bras droit au PS.
Comme beaucoup, j’ai dévoré Générations co-écrit par son ami Patrick Rotman et dans ce livre, je découvrirais l’homme qu’il fut « avant ». Henri s’était raconté une fois, puis de longues années s’étaient écoulées avant qu’il n’y revienne dans ce qui devait être le premier tome de mémoires qui ne disent pas leur nom. Rebelle jeunesse racontait « tout ce qu’on avait toujours voulu savoir » sur Henri le jeune, Henri le rouge.
Henri était donc de cette bande : né quelque part dans ce qui était l’Union soviétique dans une famille polonaise, juive et socialiste. Entre le russe, le yiddish et le polonais, il évoluait avant que la famille n’émigre en France, finisse par s’installer rue de la Mare dans le 20e, puis dans le 9e arrondissement de Paris où se trouvait aussi d'ailleurs le siège du Parti communiste.
L’école de la République et le socialisme juif dans les rangs d’Hachomer Hatsaïr.
Quand je suis allé en Israël avec lui, en 2015 dans une délégation – la première du PS depuis des années – il m’avait présenté son frère Uri qui s’était installé dans un kibboutz et qui militait – encore aujourd’hui – au Meretz. D’ailleurs, comme beaucoup d’anciens trotskystes, Henri faisait des lapsus et il me parlait du Matzpen… C’était un autre mouvement, d’extrême gauche, israélien des années 60-70. Henri, toujours facétieux, mais jamais irrespectueux avait chaussé un chapeau dans une salle d’étude que nous visitions près du tombeau de David. Je lui disait qu’il faisait penser dans son allure à Y. Leibowitz (1903-1994), ce philosophe qu'on aurait qualifié aujourd'hui de "disruptif" qui n'épargnait pas la politique israélienne de son époque. Henri ne manquait ni d’humour, ni d’imagination, ni d’audace tout simplement parce qu’il aimait la vie, cette vie qui ne lui avait pas fait de cadeaux.
Il m’avait raconté comment il était parti dans un kibboutz avec trois camarades qui allaient devenir des figures du monde de la presse et du cinéma : Maurice Szafran, Diane Kurys et Alexandre Arcady.
Henri fut donc de cette génération qui fut d’abord militante communiste, engagée à l’Unef et à l’Union des étudiants communistes qui était l’organisation de jeunesse la plus puissante dans la gauche à l’époque. On militait contre la guerre d’Algérie et le fascisme. Bientôt, on se passionnerait pour Cuba.
Avec son complice de toujours Alain Krivine et le troisième larron Daniel Bensaïd, Henri avait été exclu par les staliniens et il avait fondé les jeunesses communistes révolutionnaires. Leurs mentors étaient Pierre Frank et Ernest Mandel. La JCR se distingua comme une organisation gauchiste, active dans les lycées et les universités, attirant à elle toute une horde de jeunes militants qui allaient jouer un rôle décisif dans la contestation de la guerre au Vietnam et évidemment Mai 68.
C’est d’ailleurs l’arrestation d’un des leurs, Xavier Langlade, qui fut un des déclencheurs de ce qu’Henri et Bensaïd voulaient voir comme une « répétition générale ». Car Henri, même s’il dirigea le service d’ordre de son organisation, demeurait un intellectuel qui voulait penser ce monde et comprendre l’Histoire dont son ami Bensaïd disait dans une formule restée célèbre qu’elle nous « mordait la nuque ».
Weber est un des visages connus de ces années 68-73. Il scrute tout et il écrit. L’éditeur François Maspero publie les brochures de la Ligue communiste qui a succédé à la JCR dont beaucoup sont écrites par Henri. Il était surpris que je m’intéresse à cette période et je lui expliquais sans trop le convaincre, qu’elle était partie intégrante de ma compréhension de la gauche, même si c’était une autre époque, avec ses utopies et ses errements. C’était une époque, idéalisée probablement où l’engagement permettait de grandes choses. Puisque j’étais un très proche de Jean-Christophe Cambadélis, il me fallait lire Qu’est que l’AJS dans lequel Weber critiquait l’organisation lambertiste et développait le concept de secte politique comme pour prévenir ses camarades des dangers du dogmatisme.
Quel ne fut pas mon amusement quand, lui montrant une édition dédicacée par lui, mais revendue, il me demanda de lui trouver un exemplaire car il n’en avait plus !
Henri s’intéressa à la Révolution portugaise, à l'eurocommunisme en général - cette tentative italienne, espagnole et française de refonder un communisme délié de Moscou et donc, démocratique - et à la situation politique en Italie car en 1976, le parti communiste était la force dominante et, malgré la stratégie de la tension, il était aux portes du pouvoir. Il enquêta sur la Révolution sandiniste au Nicaragua comme sur la situation en Pologne… Internationaliste, il cherchait à interpréter le monde pour le transformer.
Il fit partie de ces universitaires qui animèrent les cours à Vincennes Saint-Denis et lors de notre voyage au Brésil à l’occasion du Forum social mondial, la boucle était bouclée quand on discutait avec son vieux complice Marco Aurélio Garcia qui avait été un des fondateurs du PT, mentor puis conseiller diplomatique de Lula. La conversation portait bien sûr sur la situation en Amérique latine, mais elle avait commencé par un commentaire sur la dernière tribune d’Alain Badiou dans Libé…
Par son travail intellectuel et universitaire, Henri Weber mesurait l’impasse de l’activisme militant de la LCR et il s’interrogeait. Il a expliqué politiquement sa rupture dans Que reste-t-il de mai 68, réédité tous les dix ans, mais il devait en donner des raisons plus personnelles dans un texte sur la suite de son parcours. Je ne sais pas s’il l’a écrit, s’il l’a terminé, s’il paraîtra.
Quitter la Ligue pour rejoindre le PS et Laurent Fabius qui était assimilé à une « aile social-libérale » dans les années 86 est un raccourci et une caricature, mais Henri n’avait pas rejoint le PS pour y faire un courant de gauche.
Après un travail sur le patronat et la grève de masse, Henri est élu municipal en Seine-Saint-Denis, puis sénateur, puis, à partir de 2004, député européen.
La nouvelle frontière
Le responsable socialiste était un assidu des conseils nationaux du PS, mais pas pour « y passer ». Il arrivait à l’heure et il écoutait toutes les interventions. Il ne sortait pas faire les couloirs. Une poignée seulement de personnes avaient cette capacité d’écoute et de concentration. Il s’agissait de saisir la salle, l’ambiance et ce qui ne se disait pas dans les discours mais qui pouvait être tout aussi important sur le plan politique.
Chaque intervention tranchait par le fait qu’il ne parlait pas comme ces dirigeants socialistes qui parlent mais dont on ne retient aucune idée. Les discours d’Henri donnaient une autre dimension. Ca pouvait sembler grandiloquent à certains, mais c’était aussi parce qu’il s’agissait de voir grand et de penser large. Les socialistes ne veulent-il pas changer la vie et que le monde change de base ?
Henri présidait l’université d’été du PS. Chaque année, avec Yves Attou, Ilona Eymat et d'autres, il la préparait. Secrétaire national à la formation, il avait relancé la pratique des brochures, encore bien utiles aujourd’hui. Il avait fondé une Université permanente des cadres.
Et puis, en 2005, il appuya le mouvement tactique de Laurent Fabius sur le « non » au Traité constitutionnel…
Nous nous voyions alors dans le cadre de l’Hebdo des socialistes qu’il avait dirigé et dont il venait régulièrement deviser avec l’équipe puis la Revue socialiste qu’il avait aussi relancée.
Devenu député européen, Henri nous donnait régulièrement des boîtes de pastilles à la menthe estampillées de son nom et frappées du drapeau européen. Je les ai revues depuis lors de nos déjeuners : il y rangeait quelques comprimés qu’il fallait bien prendre.
Comme c’était un intellectuel toujours en mouvement, Henri, que l’ami Guillaume Bachelay imitait à merveille, n’avait pas de complexe. Il s’endormait n’importe où pour se reposer un peu – dans le TGV dans des positions improbables – ou sur un chaise, le temps de reprendre des forces.
L’homme ne se formalisait pas. Et d’ailleurs, je ne l’ai jamais vu en colère ou agacée, sauf une fois dans un bureau national lorsqu’il fallut répondre à Gérard Filoche qui avait dû aller trop loin dans une passe d’armes sous le regard amusé des rares qui savaient.
Par ses années militantes passées, Henri Weber était un homme de réseaux. La presse parlait de la nouvelle fonction de Denis Olivennes ? Henri évoquait, mi fier mi blasé, le jeune boxeur du S.O. de la Ligue. On lui parlait des superbes documentaires produits par Kuiv, il parlait de ses copains Patrick et Michel Rotman. Il animait les Entretiens de Solférino où défilaient des intellectuels et des figures du débat politique afin de deviser avec les militants. Le moment d’émotion fut le débat avec Bensaïd qui devait nous quitter quelques temps plus tard. On assistait à un Forum social mondial à Nairobi, Bélem ou Dakar ? la discussion avec Bernard Cassen, Gus Massiah ou Christophe Aguitton prenait un autre sens. Et puis d'autres comme Bernard Guetta, aujourd'hui député européen à son tour.
Ses réseaux incluaient évidemment le monde de la culture et des médias. Habitués des documentaires historiques et politiques, Henri Weber aurait pu en écrire lui-même. Il acceptait volontiers de témoigner pour la postérité.
Henri choyait ses collaborateurs. Pierre-Louis, Naza, Mélanie, Nora, Ariel, Philippe ou encore Zina, de belles personnes dont certains sont devenus des amis. Il suivait leur parcours.
Henri utilisait évidemment sa parfaite connaissance de l’extrême gauche pour répondre à la gauche critique qui avait fini par s’installer durablement dans le paysage. Dans la Lettre ouverte au facteur, il voulait démonter à Olivier Besancenot les impasses qui menaceraient la gauche radicale. Il continuait de débattre avec son ancien camarade de lutte Edwy Plenel qui, comme beaucoup d’anciens de la Ligue, avaient fait une brillant carrière au Monde. Henri n’était pas peu fier de dire que Rouge et la Ligue avaient formé – c’est vrai – de bons journalistes comme Rémi Barroux, Georges Marion, Sylvia Zappi sous oublier bien sûr Michel Field.
Nous parlions souvent de l’état de la gauche européenne. Jean-Christophe Cambadélis l'avait nommé comme conseiller en charge des études et nous partions en délégation du PS dans les grandes réunions et les petites rencontres pour discuter avec nos camarades et voir comment on pouvait travailler ensemble au renouvellement des idées. Henri devisait avec Josep Borrell, Costas Botopoulos, Zaki Laidi ou Denis MacShane. Il refaisait le monde avec nombre de grands noms du débat public comme Olivier Duhamel... Il avait commis avec Laurent Baumel un ouvrage sur la Nouvelle alliance entre classes moyennes et classes populaires à la fin des années 90 qui aurait pu ou aurait dû constituer une base électorale durable si la gauche en avait pris toute la mesure. C'est la Fondation Jean Jaurès qui était naturellement sa deuxième maison qui avait publié cette note.
Même après ses mandats de député européen, Henri fournissait les argumentaires pour les élections européennes. Et ils étaient bien utiles.
Dans son éloge du compromis, Henri achevait de dire combien le combat politique le plus efficace était le plus dur, pas la confrontation, mais l’entente dynamique entre le marché qui peut produire les ressources nécessaires au financement de l’Etat providence et les forces sociales dont la puissance et la capacité d’organisation permettent des rapports de forces avec le marché qui sont favorables aux travailleurs, car, comme il le disait « le capitalisme est un bon serviteur, mais il est un mauvais maître ».
Evidemment, les voyages rapprochent, ils créent des liens. Ils inspirent aussi pour mesure l’importance et la noblesse de l’engagement politique.
C’était utile et formateur. Quand il fallait prendre des photos, Henri se mettait en scène et il fallait envoyer immédiatement les photos à Fabienne.
La Martinique, il la connaissait. Il y était allé fonder le Groupe de la révolution socialiste (GRS) en 1970 à l’Ajoupa Bouillon. Une commune où fut d’ailleurs élu le premier maire trotskyste de France. Le GRS existe toujours, mais il est essentiellement actif dans le syndicalisme et Philippe Pierre-Charles en est toujours une des grandes figures avec mon ami Philippe Concy.
Il n’y a pas que la fierté d’avoir pu côtoyer de plus en plus près une figure historique de la gauche de ces cinquante dernières années et d’avoir beaucoup appris à son contact, qui se transforme aujourd’hui en tristesse d’avoir perdu un ami et un de mes mentors.
Il y a la dureté de cette réalité qu’il faut accepter. En trente ans de militantisme, on en fait des rencontres. Il y a des repères qui s’installent dans la durée, des références qui se bâtissent, des relations particulières qui se nouent.
Henri Weber laisse un vide que sa mémoire et son immense apport politique, personnel et intellectuel peuvent combler partiellement. Il n’aurait pas aimé qu’on parle de lui, mais nous parlons de lui parce que nous l’avons écouté, lu, parfois imité, discrètement admiré, parce que nous l’avons aimé et qu’il va cruellement nous manquer. Adieu camarade, et que la terre te sois légère.
Les commentaires récents