Dans les bâtiments historiques du PS c’était un petit bureau au rez-de-chaussée entre la grande porte rouge et la cour qui allait plus prendre le nom de son amie, Colette Audry. Dans le jargon de la maison c’était « la doc » où s’entassaient des dossiers nombreux, des archives et des revues, des coupures de presse et dans ce dédale elle s’y retrouvait.
A la retraite depuis une dizaine d’années, Marianne n’avait pas été oubliée par François Hollande qui l’avait invitée à sa prise de fonction à l’Elysée en mai 2012. Un « retour » pour la documentaliste historique du Parti socialiste qui avaient eu des habitudes au Château quand il fallait porter des documents qu’elle seule savait trouver. Il en avait été de même avec Lionel Jospin. D’ailleurs si le Parti socialiste avait été une agence de renseignement, elle aurait sans nul doute été un personnage tout aussi essentiel qu’elle le fit pour ce parti tant elle a joué un rôle aussi incontournable que discret dans l’histoire de ce parti, du rapport de ses dirigeants à leur propre histoire et à la mémoire de la gauche.
Comme il se doit Marianne venait du Cambrésis, dans le Nord ce département dont la puissance fédération, celle de Pierre Mauroy, représentait tant. Mais à Paris, elle était adhérente de la section 13e Est. Comme ça arrive, elle avait côtoyé quelques temps le trotskysme lambertisme qu’elle abandonna car pour cette branche de la Quatrième internationale, le féminisme n’était pas une tâche prioritaire.
C’est ainsi qu’elle rejoignit au Parti socialiste le courant poperéniste où elle côtoya le jeune Jean-Marc Ayrault, Jean et Nathalie Poperen, Jean-Alain Steinfeld, notamment dans leurs journées d’été sur l’île d’Oléron dans la maison de Colette Audry.
Femme de tête et femme de lettres, Marianne comptait en effet parmi ses amies Colette Audry une femme qui a compté dans la gauche intellectuelle. Cette petite nièce de Gaston Doumergue fit une longue carrière d’enseignante à côté de laquelle elle milita dans l’antifascisme, dans le mouvement de l’Ecole émancipée, la Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert, pour la République espagnole dans l’environnement du POUM.
Résistante, Colette Audry milita après guerre à la Nouvelle gauche de Claude Bourdet et Gilles Martinet et l’Union de la Gauche socialiste qui allait fusionner avec d’autres courants en 1960 dans le Parti socialiste unifié.
Proche de Jean Poperen, elle rejoint le PS avec lui en 1973 et elle siège à la direction du parti jusqu’en 1983.
Participant à la formation théorique, Colette Audry organisa aussi le mouvement féministe au sein de la gauche avec Marie-Thérèse Eyquem et Michèle Andrée dès les années 60 dans le Mouvement démocratique féminin dans les rangs duquel on pouvait aussi croiser Yvette Roudy qui disposait d’une revue.
C’est donc dans ce compagnonnage qu’évolua Marianne, ce qui était plus qu’utile dans un mouvement socialiste qui ne pouvait repenser la gauche dans les années 70 sans penser quelque chose du féminisme et des moyens d’en faire un combat central.
Marianne Delmaire n’était donc pas une femme sans histoire et c’était donc une rencontre assez d’une force assez insoupçonnée pour des militants nés dans les années 70, entrés en politique sans chaudron aussi bouillant que la lutte contre la guerre d’Algérie ou le totalitarisme, orphelins des grandes heures militantes dont leurs aînés leur rabattaient les oreilles.
Pour eux, c’était plutôt l’usure de la gauche au pouvoir, les révélations sur la jeunesse de François Mitterrand, l’hégémonie du libéralisme et la montée du Front national…
Aller la voir à la doc c’était découvrir pour ceux qui l’ignoraient que la politique ce n’était pas que l’appareil et que derrière les prouesses rhétoriques que l’on pouvait tenter dans les congres, il fallait du fond. Pas seulement des idées mais l’art de les enchaîner et de les enraciner dans le temps dans l’histoire.
Marianne avait ainsi ses entrées partout et tous avaient leurs entrées chez elle.
On pouvait voir les importants ou ceux qui croyaient l’être monter le grand escalier menant au Premier secrétariat, fiers d’apporter une info, elle amenait à tout heure un dossier composé de quelques feuilles longuement recherchées, plus précieuses que les dépêches AFP.
Pour mesurer combien Marianne était précieuse, il faut se souvenir que les journalistes n’hésitaient pas à venir la voir. Ça commençait avec le grand Jean Lacouture et ça continuait avec Claude Askolovitch en passant par Ariane Chemin.
C’était aussi l’époque où les journalistes politiques avaient une plume. C’était le temps d’un Paul Guilbert par exemple.
Il était facile de passer des heures à l’écouter transmettre, raconter des anecdotes, et à donner à aimer la politique au Parti socialiste par le biais le plus noble : l’écrit, le savoir, la patience.
Mitterrand ne s’était pas trompé en la recrutant dès la fin des années 70 et toujours il y aurait un lien spécial entre ceux deux amoureux du livre.
Marianne est entrée dans nos vies à un moment où bientôt pour retrouver une information, le clic suffirait. Elle s’en méfiait et évidemment. Pas simplement une histoire de génération. Elle saisissait le fait que le contact physique avec l’archive, le papier jauni par le temps et l’histoire était irremplaçable.
Lorsqu’elle ne fut plus seule à la documentation, et que Stéphane, Garance, Akli, Delphine, Michel, Béatrice, Julie ou Fabien y firent leur temps, ce lieu où beaucoup venaient chercher un peu de calme ou de sérénité, le lieu prenait des airs de centre de recherche où on parlait sérieusement, où on se livrait aussi...
Marianne ne voulait pas partir à la retraite car son boulot c’était sa vie et qu’elle mesurait avec humilité qu’elle était irremplaçable.
En 2001, j’avais été chargé avec Charlotte Brun d’écrire une biographie de Lionel Jospin pour le site de campagne de l’élection présidentielle de 2002. Pour y arriver, je m’étais appuyé sur les récits de Florence Muracciole et Gérard Leclerc, mais surtout de Serge Raffy et de Claude Askolovitch. Je lui avais soumis ma copie qu’elle avait soigneusement retouchée et on avait trouvé ensemble la manière d’expliquer le passé révolutionnaire de Lionel Jospin car c’était important de ne pas l’occulter. Nous avions trouvé la formule : « une jeune trotskyste, cette autre manière d’être communiste ».
Cette gauche-là, elle la connaissait bien et elle racontait facilement « la vie quotidienne » au PS quand y militer signifiait une certaine discipline, où on donnait à Mitterrand, pourtant Premier secrétaire du « monsieur de Président », où, il régnait une atmosphère pas encore alourdie par l’expérience du pouvoir, même si chacun s’y préparait.
On voyait Marianne arriver coiffée de son béret et entrer dans son bureau pour y perpétuer une des ces formes artisanales de l’organisation en traitant ses archives.
« Solfé » était déjà un lieu chargé d’histoire. L’hôtel particulier bâti au 18e siècle fut racheté par une des fédérations de la CGT, il fut le siège du ministère de l’information et de la propagande, il redevint un bâtiment syndical, puis d’une mutuelle de retraite d’enseignants et de fonctionnaires de l’Education nationale avant de devenir le siège historique du Parti socialiste.
Si les murs avaient la parole, ils parleraient des événements qu’ils abritèrent et des personnalités qu’ils accueillirent.
Les deux bureaux les plus chargés en livres et en archives étaient ceux du Premier secrétaire et ceux de la documentation. Autant les livres du Premier secrétariat étaient majoritairement offerts très probablement, ceux de « la Doc » étaient acquis et ils cohabitaient avec des archives importantes recelant d’inestimables trésors pour qui comprenait que la politique c’était l’étude des textes.
Certains ont le bon goût d’entre en socialisme comme d’autres en religion, par un rapport intime au texte, par la capacité à en faire l’exégèse. Par pour se faire mousser et pour se lancer dans des concours d’érudition, mais parce que l’adhésion à la gauche ne peut pas se limiter à une simple « adhésion » à des « valeurs » qu’on ne définit jamais. Oui, il y a une dimension de croyance, de connaissance de l’Histoire, des événements grands et petits, de leur sens, une connaissance des concepts quitte à envisager de les faire évoluer. Bref, la gauche c’est une culture et un rapport au monde.
Marianne savait transmettre cela sans grandiloquence. Elle ne demandait pas les diplômes en solférinologie avant d’accueillir dans son bureau parce qu’il fallait de la curiosité, la conscience qu’on appartenait à une grande histoire et que, d’une certaine manière, tout cela était plus grande que nous, malgré la suffisance dont certains sont parfois capables.
Elle nous enseignait sans le dire qu’un socialiste qui ne lit pas est un ignorant, qu’un socialiste qui n’écrit pas, est un incompétent et qu’un socialiste qui ne médite pas est inutile.
C’était un bureau où le temps s’écoulait différemment. Ce n’était pas là où on faisait « des croix et des colonnes », c’était là où on prenait la mesure de notre responsabilité face à l’Histoire et à ceux que nous revendiquions de défendre.
Dans notre temps où les tweets comptent plus que les thèses et où nous sommes sommés d’avoir un avis et où l’erreur est interdite, il faut garder dans un esprit de résistance, ce rapport à l’écrit. C’est le legs de Marianne, qu’à titre personnel, je conserve jalousement avec de nombreux camarades.
Merci de ce que tu nous a donné.
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