Alain Krivine était né neuf jours avant mon père qui m’a initié indirectement à la politique en me parlant un jour de sa participation à une manif en Mai 68.
Le lien s’arrête là. Krivine c’était un visage familier dans les manifs, mais rien de plus. Par contre, une entente avec quelques copains du S.O. car dans la lutte antifasciste que nous menions contre Le Pen, nous connaissions nos classiques.
Le reste, c’est évidemment l’Histoire : connaître l’histoire de la gauche militante, celle qui lutta contre la guerre d’Algérie, contre les nouveaux visages de l’extrême droite, pour hâter la révolution en France, inspirée de ce qui se passait en Amérique latine, le nom et le visage d’Alain Krivine était central comme par la suite, lors que l’engagement se faisait dans les luttes avec les « sans », Droit devant sur le logement, Ras l’Front ou encore AC !, toute cela c’était la galaxie de la Ligue, la légendaire LCR qui fut une des organisations d’extrême gauche les plus influentes des années 70 et dont nombre de futurs journalistes, responsables associatifs, syndicaux ou politiques y ont passé quelques années.
A l’instar des lambertistes de l’OCI, ceux de la Ligue y ont bénéficié d’une solide école de formation intellectuelle et pratique.
Krivine, c’est l’enfant d’une famille juive ukrainienne, né à Paris qui suit le cursus « classique » pour la génération de l’après-guerre : le goût de l’étude et de la controverse ne s’applique pas sur des textes talmudiques, mais sur les doctrines marxistes. D’abord communiste, la rupture avec le stalinisme se justifie par ce qu’est le Parti communiste français d’alors.
Le trotskysme ? une autre façon d’être socialiste : sans le stalinisme, sans les compromissions de la SFIO, notamment avec la situation en Algérie et le rapport à la Ve République. Une façon de se situer dans le fil d’un messianisme révolutionnaire préservé du dévoiement tant du stalinisme que du réformisme.
Une excellente école de formation également, qui procure à des militants issus de tous milieux une culture générale et un rapport au réel qui permettent de mieux sentir l’endroit où on vit à condition de ne pas confondre l’analyse avec le désir ardent de faire une révolution qui ne s’improvise pas.
Krivine trouva dans le trotskysme une alternative lors que l’Union des étudiants communistes, dont le rayonnement était tel, qu’elle comptait aussi en son sein des étudiants non communistes, et en fondant la Jeunesse communiste révolutionnaire, puis la Ligue communiste, puis le Front communiste révolutionnaire puis, pour plus longtemps, la Ligue communiste révolutionnaire, il creusa un sillon original dans la gauche radicale française pendant plus de 50 ans.
La « Ligue », fut toujours le moins austère des mouvements d’extrême gauche français. Moins ouvriériste et rigide que l’OCI, moins secrète que l’UCI (Lutte ouvrière), plus juvénile, elle a vu défiler dans ses rangs un nombre incalculable de futurs responsables politiques d’autres partis de quasiment toute la gauche, de futurs responsables associatifs ou syndicaux sans parler bien sûr des journalistes.
Elle fut ainsi capable de forger sa propre légende et Alain Krivine, qui participa autant aux événements de mai 68 qu’à leur célébration permanente, était l’unique acteur de la « saga » encore impliqué politiquement dans le même courant qu’alors, mais cela n’en fit jamais un gardien du temple pour autant.
La dernière fois que j’ai vu Alain Krivine c’était en 2013 à une cérémonie en hommage au Président Salvador Allende pour les 40 ans du coup d’Etat au Chili. Le poids des années était là – comme la singularité de l’homme.
Il n’était pas devenu un philosophe reconnu comme Daniel Bensaïd ni un intellectuel fécond comme Henri Weber, pas plus qu’il était devenu un habitué des plateaux télés.
De ses deux campagnes présidentielles, on garde le souvenir des prestations télévisées à une époque où la communication audiovisuelle expliquée aux politiques était aussi rudimentaire que leur goût ou leur talent à l’écran étaient limités.
Dans les hommages, nombreux, beaucoup soulignent la constance et la fidélité de l’homme engagé. Quand on connaît les parcours de beaucoup qui se sont exprimés sur ce qui fut leur leader, on note le contraste dans la suite et la diversité des fidélités futures… Krivine ne devint ni le gourou caché ni le gardien de la pureté de « la ligne ».
Tenir le cap, se méfier des raccourcis, ne pas avoir peur du gros temps ou des routes cahoteuses, en montagne, voilà des qualités politiques qu’on admire chez les autres, mais qu’on a du mal à pratiquer soi-même dans la durée. C’est probablement la raison pour laquelle, on salue notamment lors des éloges funèbres un idéal qu’on ne se donne pas toujours les moyens d’atteindre.
L’Histoire n’est pas fini, l’âge rend plus sage et la transmission d’une certaine histoire, du refus de l’injustice, tant dans l’intransigeance révolutionnaire que dans le réalisme et le pragmatisme réformiste, demeurent une tâche politique essentielle pour tous les démocrates qui croient encore que le monde doit changer de base.
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