Il y a quelques années, apprenant par la bande, les soucis de santé de Jacob Desvarieux, j’avais réalisé que nul n’est épargné par la maladie et les décès de Césard Durcin, le batteur de Kassav’ et Patrick Saint-Eloi nous rapprochaient de ce moment « notre » groupe n’était pas lui-même épargné par ce que le sort réserve.
Cet immense musicien était notre Elvis ou notre Johnny, ce genre de figure qui, par la longévité de sa carrière et par son charisme, réunit plusieurs générations de fans et d’amis et fait l’unanimité autour de lui.
Depuis le gars en salopette blanche dans les années 80, un peu rond, à la silhouette amincie de ces dernières années, portant lunettes de vue, Jacob c’était la voix éraillée d’un chanteur qui faisait vibrer rien qu’avec quelques riffs de guitare, et le parler impeccable faussement naïf, nettement espiègle du gars à qui rien n’échappait, mais qui faisait semblant.
Natif de Paris, l’enfant de la Guadeloupe, passé par l’Afrique, l’habitant du 20e arrondissement, synthétisait ce qu’une grande partie de nous autres, Antillais, sommes. D’éternels migrants qui portent dans leurs valises ce qui nous caractérise, un métissage permanent, un mélange continu qui fait notre richesse, mais qui ne masque pas totalement nos détresses.
D'ailleurs sa disparition ne survient pas à n'importe que moment. C'est un temps de tension sur tous les sujets et nul doute que cela va en rajouter dans le coronascepticisme qui nourrit une défiance profonde alors que nombre de contaminations remonte aux Antilles...
Le zouk et au-delà
Pour bien comprendre pour quoi Jacob Desvarieux était un pilier musical de ces quarante dernières années, il faut comprendre qu’à la fin des années 70, tandis que le Bumidom, les tensions politiques et l’affirmation culturelle font le quotidien des Antilles alors qu’une modernisation accélérée depuis la départementalisation accentue le questionnement sur nos identités. La musique est, comme toujours, le moyen par lequel on se distrait, mais aussi par lequel on véhicule un message engagé.
Mais la jeunesse danse exclusivement sur des musiques importées, comme le sont l’essentiel des biens de consommation d’ailleurs. La musique qui domine est le kompa et son dérivé la kadans venus d’Haïti, auxquels plusieurs groupes martiniquais et guadeloupéens apportent une contribution bien plus riche que la seule imitation car l’idée est de faire, comme on dit chez nous, un « blo », un mélange. La Sélecta, la Perfecta ou les Léopards pour la Martinique ou les Vikings pour la Guadeloupe tirent les conséquences de la géographie. Du funk et du jazz d’Amérique du nord à la soca et au calypso de de Trinidad, Sainte-Lucie ou la Dominique, en passant par la salsa, le merengue, le son de Cuba, Puerto Rico voilà ce qui va s’ajouter aux bases que sont aussi la biguine, typiquement des Antilles françaises et que l’on dansait depuis les années 30 rue Blomet dans le 15e arrondissement de Paris.
C’est un des musiciens des Vikings, Pierre-Edouard Décimus qui fonde, à la toute fin des années 70 le groupe Kassav’ avec son frère Georges qui en sera le bassiste et un guitariste de talent qui s’appelle Jacob Desvarieux. Vont s’y ajouter au fil des années Jocelyne Beroard qui chantait notamment pour le pianiste Marius Cultier, Jean-Philippe Marthely qui chantait avec le groupe Opération 78 de Simon Jurad, Patrick Saint-Eloi et le claviériste Jean-Claude Naimro. S’y ajoutent César Durcin et Claude Vamur, puis, une section cuivre évidemment et, parfois, des cordes.
C’est-à-dire que Kassav’, au fil du temps, garde, comme les formations de funk et de kompa, une dimension orchestrale importante, même quand dominent le synthé et la boîte à rythme dans les années 80 !
En quelques années, Kassav’ part à la conquête de la France, puis du reste du monde. Dès 1984, le tube « Zouk la se sel medicament nou ni » fait tout exploser et encore aujourd’hui, les cinq notes de l’intro suivies du « en nou ay » de Jacob font partie des entames les plus puissantes et les plus entraînantes de la musique populaire.
Kassav’ enflamme le Zénith de Paris et la salle du nord-est parisien – la plus grande pour un groupe antillais à l’époque – est devenue, au fil des années, le lieu régulier, des concerts toujours grandioses d’un groupe qui, par ses prestations, permet, dans la grisaille, de se retrouver, de se ressourcer et de faire corps. Mais, Kassav’ par son succès dans le monde est devenu aussi le plus grand groupe français à avoir tourné hors de l’hexagone. Dès les années 80, à la faveur de la mode de ce qu’on appelait bêtement « world music », Kassav’ avait son public en Afrique ou au Japon où, depuis, le zouk est une valeur sûre. Ce fut le premier groupe de noirs à se produire en Russie.
Un élément de consécration aussi fut la reprise par le dominicain Wilfrido Vargas de titres du groupe…
Mais « Jacob », ne s’arrêta pas à la fonction « roi du zouk » qu’il ne revendiqua jamais. Ce touche à tout s’intéressait à tout. Une manière aussi de dire que si le zouk est avant tout une musique de divertissement, il n’était pas réductible à cela. Musique sensuelle, mais jamais vulgaire, musique engagée aussi qui permettait de réfléchir sur notre société, notre histoire, nos travers…
Jacob lui-même s’engagea dans plusieurs combats à gauche. Parrain de SOS Racisme, soutien de François Hollande ou, plus récemment d’Audrey Pulvar, il était cohérent dans ses prises de positions.
Un zouk des deux rives
De l’enfance à l’âge adulte, la voix de Jacob a accompagné bien des moments collectifs ou intimes. Les premiers zouks pour exprimer les premiers émois amoureux c’est sur Sweet Florence, Man anvi’w ou encore Chawa…
Bien que le zouk désigne une soirée dansante aux Antilles chez un particulier et qu’on se rappelle notre jeunesse où on allait danser, le plus souvent, chez des personnes qui ne nous avaient pas nécessairement invités après un périple un peu compliqué dans l’ère pré-GPS puisqu’il fallait suivre des indications de fortune faites à la main et accrochés ici, il évoque aussi la vie des Antillais de « métropole » qui trouvaient moyen de se réchauffer en quelques mesures même si, là aussi, aller danser en partant d’Evry pour aller à Villiers-le-Bel en étant dépendant d’un hypothétique transport, habillé pour danser, mais pas pour braver le froid !
Si Césaire était notre nègre fondamental, Desvarieux était notre « zoukeur » fondamental, humble et facile d’accès.
C’est une partie de nous-mêmes, qui part avec lui, emporté par cette maladie qui nous a déjà pris Manu Dibango et tant d’autres !
Il reste les disques, les souvenirs et la fierté d’avoir connu ces moments. Et une profonde envie de prendre dans nos bras ceux de Kassav’ qui sont effondrés et de leur dire que nous les aimons et qu’à travers cette belle musique, Jacob sera toujours avec nous.
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