La soirée du 11 février dernier fut un moment intéressant : le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin débattait face à Marine Le Pen sur une chaîne du service public : manière pour le pouvoir d’expliquer qu’il était « plus efficace » que l’extrême droite. Il ne s’agissait donc pas de déconstruire le discours et d’opposer une autre offre politique, mais de dire à Le Pen, « vous en avez rêvé, nous on le fait ». En d’autres termes, l’extrême droite a remporté une bataille idéologique dont certains se proposent de la déposséder en jouer sur le même registre, avec en moins la rhétorique xénophobe et raciste. Mais il n’est pas certain que le résultat soit au rendez-vous.
Au même moment, pour dénoncer cette entente qui consiste, un an avant l’élection présidentielle, à « tuer le match » dans un duel Macron – Le Pen, à l’initiative du mouvement de Benoît Hamon, un débat en ligne permettait à plusieurs formations de gauche de discuter. Visiblement, le débat ne correspondait pas à l'affiche originale. Alexis Corbière étant remplacé par Danièle Obono par exemple.
A cette occasion, la presse a relevé une opposition entre Marie-Noëlle Lienemann qui refusait toute approche racialiste à gauche et la députée insoumise, rejointe en partie par Julien Bayou, militer pour le droite à l'auto-organisation des "racisés", considérant qu'il existait pour les Noirs et les Arabes en France un racisme systémique... C'est un épisode de plus dans un feuilleton qui illustre la confusion dans la gauche sur ces questions et son incapacité à sortir par le haut de cette affaire en se basant simplement sur ses fondamentaux, son histoires et les nécessités qui s'imposaient à elle avant la crise sanitaire et que celle-ci vient juste, renforcer.
La gauche c’est l’émancipation. Toutes les luttes anticoloniales se sont construites sur le dépassement des identités pour les fondre dans quelque chose de plus grand et le plus souvent dans la dynamique d’une révolution sociale et démocratique. Chaque fois que la question identitaire s’est invitée au débat pour se substituer à cela, ça s’est terminé en massacres, guerres civiles, voire génocides. C’est la partition de 1947 en Inde, le Rwanda ou le Darfour.
L’erreur d’une partie de la gauche radicale est de penser qu’il faut y revenir sous prétexte du racisme. Mais si la gauche se grandit de logiques unitaires et émancipatrices, « l’auto-organisation » que prône Danielle Obono est un élément excluant qui limite les possibles d’une démarche unitaire et qui fait de la couleur un présupposé intangible.
Cette régression vers l'identité est une déviance morale et éthique bien plus grave que le "social-libéralisme" donc on nous accable depuis des lustres, elle est porteuse de violences et de tensions que ceux qui les allument ou les attisent seraient incapables d'éteindre.
Ces régressions identitaires éloignent ceux qui s'en rendent coupables non pas d'affaiblissement de la gauche, mais de trahison. C'est, de plus, une instrumentalisation cynique de la misère et du sentiment de relégation : il y a parfois quelque chose de condescendant dans le propos d'un militant "blanc" qui se sent obligé d'en faire des tonnes sur une réalité qu'il ignore. C'est aussi, une mauvaise conscience mal placée, "petite bourgeoise" comme on aurait dit à une époque.
De la part de militants "basanés" comme on ne devrait pas dire, c'est évidemment d'une autre nature. Il y a ceux qui font commerce du racisme et de la discrimination comme l'enfant qui criait au loup. Un peu comme ceux qui pensent que dès qu'on critique la politique actuelle du gouvernement israélien ou des partis de droite de ce pays on est forcément antisémite.
On ne peut pas dénoncer les "assignations à résidence" et le pratiquer soi-même. Sinon c'est le début de la barbarie, chacun dans sa tribu, chacun dans son clan.
Ces régressions sont aussi porteuses de contradictions : il n'y a qu'à prendre la question du féminisme pour s'en apercevoir : les attaques contre l'universalisme promeuvent le relativisme et réactivent le poids des traditions ou des cultures dans ce qu'elles peuvent aussi avoir d'aliénant et peu à gauche assument ces contradictions parce qu'ils sont trop soucieux d'être en phase avec ces couches qu'ils veulent défendre au nom de la lutte contre les discriminations.
D'ailleurs, dans ces régressions, il n'y a qu'un retour aux obsessions identitaires, pas aux pensées émancipatrices qui sont le fruit de la prise de conscience de l'impasse où menaient racisme et ségrégation.
C'est tout le combat historique de la gauche, même si à l'image du pays, elle a pu être ambivalente, mais, je crois qu'elle a appris de ses erreurs : la gauche de la fin du 19e siècle croyait à la fois dans la mission civilisatrice de l'Occident tout en travaillant à "conscientiser" les peuples colonisés. Si cela n'avait pas été, ni Césaire, ni Ho Chi Minh, ni les fondateurs du nationalisme nord-africain ne se seraient réclamés du socialisme !
Le théoricien trinidadien C.R.L. James formé au marxisme et au trotskysme utilisa ces doctrines pour développer ses thèses sur le panafricanisme, la question noire aux Etats-Unis et la condition antillaise, toujours dans une optique d'émancipation qui inspira aussi Césaire.
Bref, la régression racialiste est une rupture avec la gauche car elle enferme. C'était les scientifiques blancs du 19e siècle qui classaient et mesuraient les "races", leur prêtant des caractères spécifiques de comportement. Pour eux, cela faisait système. Aujourd'hui, le "nouveau prolétariat" ça n'est pas la condition "ethnique" qui le caractérise, mais la condition économique.
Si on pense que cette condition économique est due au "racisme systémique", force est de constater que ceux qui le dénoncent ne luttent pas contre. Ils sont dans une logique de "résistance", alors qu'ils devraient être dans une logique de conquête, mais pour y arriver il faut rassembler au delà de ses propres rangs et élargir le front, c'est-à-dire sortir de l'étau. Les idées réactionnaires sont dominantes, elles prospèrent dans le bouillon de culture que sont les réseaux sociaux et certaines émissions sur les chaînes d'info continue.
La "contre programmation" de Génération.s du 11 février aurait dû être le moment d'une réaction unitaire de la gauche face à la convergence Darmanin Le Pen, un peu comme la manifestation du 12 février 1934 avait été la riposte spontanée au 6 février 34, mais ça ne s'est pas du tout passé comme cela :
Ça a divisé à gauche, confortant la réaction, sans libérer les « racisés » eux-mêmes. De ce débat qui devait être un moment de mobilisation contre la fatalité d'un duel LREM-RN qui en exclut sciemment la gauche, il ne reste rien d'autre que l'impression que la gauche s'exclue elle-même de cette réalité, en la rendant encore plus fatale. C'est comme si la gauche se mettait de son plein gré sous la guillotine.
Ca n'est pas possible !
Mais ne nous trompons pas. Il ne s'agit pas de faire le jeu de la droite en se repassant en boucle ces petites trahisons où l'on voit ici et là des personnalités se perdre dans ces compromissions et de s'en offusquer pour masquer sa propre rupture avec gauche, mais de mener la bataille au sein de la gauche pour que la majorité de ses militants et de ses dirigeants qui, eux, n'ont ni trahi ni renoncé, reprendre le combat loin de l'agitation d'une minorité aussi bruyante qu'impuissante : reprendre pied dans les luttes syndicales pour la défense de l'emploi, du travail digne et bien payé pour tous, dans le réseaux associatifs pour recommencer à irriguer la République d'une sève nourrissante qui n'aurait jamais du se tarir car si cela arrive, soit la société mourra de soif, soit elle mourra d'empoisonnement, et la démocratie avec.
En fait, c'est un contresens écologique auquel nous avons affaire : on ne peut pas d'un côté lutter contre les pesticides et s'accommoder de logiques anti républicaines et anti féministes qui polluent le terreau dans lequel est enraciné la république à laquelle nous tenons, sociale et laïque. Cette qui se démenait il y a toujours juste 150 ans dans les combats de la Commune. On ne peut pas vouloir mieux respirer et se laisser intoxiquer par des idéologies rétrogrades qui ne libèrent que la violence et l'oppression. On ne peut pas bâtir une société du bien manger et ne se nourrir que de pensées nocives.
Depuis longtemps, nous sommes un certain nombre à appeler certains à gauche à cesser d'être les idiots utiles de cette droite dure qui nous fait valser comme elle veut.
En ce nouvel an de l’année lunaire, la relecture du concept de « ligne de masse » serait probablement utile à certains même si l’auteur n’est ni blanc ni « racisé »... et oui ça existe.
Dans un texte fameux de 1848, un vieux mâle blanc, occidental... et juif, écrivait "la religion est le soupir de la créature opprimée, l'âme d'un monde sans cœur, comme elle est l'esprit de conditions sociales d'où l'esprit est exclu. Elle est l'opium du peuple. L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l'exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu'il renonce aux illusions sur sa situation c'est exiger qu'il renonce à une situation qui a besoin d'illusions. "
Ce qui était vrai alors, avec la domination des cultes chrétiens qui enserraient les sociétés dans le carcan des traditions et des conservatismes, l'est encore de jours. Si la gauche, par accommodements ou calculs tactiques, renonce à sa mission émancipatrice, alors elle n'est plus la gauche et ceux qui s'en réclamant pourtant, ne sont que des cyniques qui épousent le style d'une certaine gauche flamboyante, poing levée, mais déjà couchée.
La gauche c'est l'émancipation. La vraie gauche préfèrera toujours l'égalité à l'identité. Cette gauche là est majoritaire dans le pays et dans les esprits. Qu'elle se lève.
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