Dans Amadeus, Mozart, soucieux de composer sur des sujets de son temps au lieu des figures de l'Antiquité, explose de colère devant ses interlocuteurs en lançant "ces gens sont si loin de nous qu'il chient du marbre".
Je ne sais pas s’il y a un « privilège blanc », mais ces derniers temps, il y a eu un privilège noir, plus précisément ultramarin : celui d’avoir lancé des débats qui se répandent dans le reste du pays et qui permettront d’avancer si on est capable de dépasser les antagonistes et de savoir ce qu’on veut pour le bien du pays et de nos enfants.
La question du déboulonnement des statues et celle de Colbert en sont des exemples intéressants. Si elle déboulent maintenant, ce n'est pas un hasard.
Il y a deux ans, j’ai commis un billet sur Colbert et la question de sa statue devant l’Assemblée nationale. Si je suis probablement passé du grade de chevalier à celui d’officier dans l’ordre national du Bounty, ce n’est pas très grave, je crois que nous sommes très nombreux dans ce cas !
Je n’ai pas une grande passion pour les statues et les idoles, mais je comprends bien le sens de la statuaire.
L’Histoire est écrite par les vainqueurs et s’il existe une histoire officielle qui légitime le pouvoir en place, un des apports de la démocratie et de la modernité c’est celui de permettre la construction d’un récit national ou commun dans lequel, les apports de chacun peut s’additionner pour que dans la société, chacun s’y retrouve.
J’ai effectué ma scolarité en Martinique entre 1978 et 1990 et dans les programmes scolaires, nous avons eu à apprendre aussi bien « nos ancêtres les Gaulois » que les Arawaks et les Caraïbes, Delgrès, Toussaint, Antigone, Pagnol et Césaire.
La scolarité est un moment d’éducation et elle peut être un moment de conscientisation. Je n’ai jamais oublié un de mes professeurs d’espagnol, Jean-Claude Darnal qui, en plus de nous faire lire les aventures de Lazarillo de Tormes, et les articles de Cambio 16, nous faisait lire Nicolás Guillén. Quand on est aux Antilles, entre Cuba et le Venezuela dans les années 80 et que les Etats-Unis ont un président qui s’appelle Reagan, tandis que l’Espagne est en pleine movida, la politique s’invite évidemment par la gauche.
J’ai fait ma 6e et ma 5e au collègue Louis Delgrès de Saint-Pierre et à côté de cet établissement, il y a la maison où eut lieu l’insurrection du 22 mai 1848. La majorité des Martiniquais savent que l’abolition n’est pas que le fait d’une volonté lointaine, celle de Victor Schoelcher.
Il est toujours bon de réinterroger l’Histoire, d’en découvrir les secrets et d’en comprendre les ruses
Autant je ne suis pas d’accord avec le geste des briseurs de statues de Schoelcher, autant, ils ont raison de poser le débat de sorte qu’on s’en saisisse. On ne peut pas leur dire « vous n’avez rien compris, circulez y a rien à voir ». Le débat est posé, il faut le mener et pour cela, il faut avoir des arguments.
Sans dresser de statue à Césaire, je ne crois pas que notre Nègre fondamental et ses brillants contemporains soient passés à côtés des statues de Joséphine, d’Esnambuc et Schoelcher à Fort-de-France et celle de Colbert à Paris en ne les voyant pas ni en ignorant le sens de leur présence. Cela ne les a pas empêché de produire une pensée forte pour nos identités et la décolonisation mentale dont tous ont besoin quelque soit leur couleur et leur histoire : l’émancipation nécessaire pour bâtir un monde sans chaînes et sans barbelés.
Dans le flot qu’a provoqué la mort de Floyd, on a constaté une interrogation croissante sur le rapport entre racisme et discriminations aujourd’hui et la mémoire et cela a conduit à souiller ou déboulonner les statues de Léopold II en Belgique, d’Edward Colston et Churchill en Grande-Bretagne.
Certains ont applaudit, beaucoup ont condamné. Ceux-là ont peur, ils ne sont pas tranquilles, c’est un changement qui les inquiète car il les bouscule dans leurs certitudes.
Je n’approuve pas ces gestes, mais je les comprends et puisqu’on en parle, il faut sculpter la pensée au lieu de parler d’un seul bloc et rester de marbre.
L’effacement dans l’Histoire se produisait quand le pouvoir voulait sanctionner ses prédécesseurs ou asseoir sa légitimité sans actions éclatantes. Dans l’Egypte ancienne c’était une pratique courante. Dans l’Histoire romaine, si nous avons cette perception de Caligula ou Néron, c’est que les auteurs les plus lus – Suétone en tête – étaient connus pour leur être hostiles. Dans l’Histoire contemporaine, ce sont les photos sous Staline qui en sont la survivance. Mais à l’ère où la liberté d’opinion et d’expression est devenue un droit fondamental, il y a deux moments où on brise des statues : dans un régime totalitaire pour effacer le passé, comme l’ont fait les Taliban ou Daesh à l’égard de vestiges de civilisations antiques, ce qu’Irina Bokova alors directrice de l’Unesco a eu raison de qualifier de « génocide culturel ».
Le deuxième moment c’est quand un peuple se libère de l’oppression et qu’il détruit des symboles de cette oppression, comme lors de la Chute de Ceausescu par exemple.
Mais ce sont alors des mouvements démocratiques de masse desquels n’émerge pas une épuration ou une guerre des mémoires. Les gens sont condamnés à vivre ensemble et c’est une logique de « vérité réconciliation » qui a plutôt tendance à se mettre en place, comme en Afrique du Sud dont on doit toujours méditer l’exemple. Là bas où, l’esclavage et l’apartheid ont duré suffisamment longtemps pour que nous en ayons tous le souvenir, les conditions étaient réunies pour la guerre civile, un génocide et d’interminables luttes interethniques. On n’y a jamais basculé.
Personne n’a défendu Colston à Bristol et rien ne justifie qu’on souille Churchill. Homme de son temps, conservateur, il a partagé les idées de son époque. Qu’il ait eu des préjugés racistes, c’était dominant dans l’Europe de l’époque, pourtant, c’est à lui que l’Europe doit sa libération du nazisme.
Quant à Léopold II, cela fait un certain temps que le peuple belge s’interroge et connaît bien ce monarque qui par, mégalomanie voulut absolument avoir « son » bout d’Afrique que l’Europe se partagea. Cette idée n’était pas majoritaire dans le pays, mais il s’agissait de jouer dans la cour des grands pour le roi. D’ailleurs, l’expression « tout ça ne nous rendra pas le Congo » est resté en Belgique comme la marque d’un certain dépit pour dire « à quoi bon s’acharner, on ne reviendra pas en arrière ».
L’effacement n’a aucune vertu pédagogique. Pas plus que l’idôlatrie d’ailleurs – ce que Chamoiseau appelle le « schoelcherisme » dans le cas de la Martinique.
S’il y a une morale de l’Histoire que chacun peut établir à sa convenance, l’Histoire n’est pas morale, elle ne peut pas l’être
L’onomastique – l’étude des noms propres – quelque de profondément symbolique. Les noms propres racontent une histoire et la mode des enquêtes généalogiques indique bien que nous sommes dans un moment de l’Histoire où l’identité fait sens. Cela peut inquiéter, mais il faut lutter pour que ce ne soit pas un mouvement contradictoire avec nos aspirations à l’universalité.
Aujourd'hui, l'Histoire de France avec ses pages sombres, se répand. Les massacres de Setif et Guelma, le 17 octobre 1961 ne sont plus des événements confidentiels que ressassent une poignée de militants avec haine. De plus en plus on connaît. Ca avance, et finalement c'est pour ça qu'on se bat.
L’action de Colbert ne se résume pas au Code noir. Mais si le gouvernement fait ce qu’il a dit, établir dans le jardin des Tuileries un lieu de mémoire de l’abolition des traites et de l’esclavage ferait sens, les deux symboles se feraient face pour dire en somme : Oui la France doit une grande partie de sa prospérité à l’exploitation des hommes pratiquées dans l’esclavage colonial et le colonialisme dont sont issus encore trop de stéréotypes qui nourrissent les discriminations qui sont les expression conscientes ou pas d’un racisme plus ou moins assumé, mais elle doit aussi sa grandeur à sa capacité à reconnaître cette part d’ombre en l’illuminant de la lumière de la fraternité et de l’égalité. Au lieu de détruire des vestiges du passé, il faut construire les moyens de cette égalité. Le savoir, l’éducation, la lutte contre les stéréotypes et la quête incessante de justice y compris sociale.
Si on ne le fait pas, c’est la statue de Marianne que nous détruirons collectivement.
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