La mort de Johnny Clegg, ce 16 juillet 2019, replonge toute une génération dans son adolescence et sa jeunesse, celle des engagements des années 80. Même si on était alors à l'heure du libéralisme triomphant, celui des années fric, celui des années Reagan Thatcher dont certains partisans avaient eu les cheveux longs en 1968, les luttes politiques n'avaient pas totalement disparu. Elles ne portaient plus sur des combats idéologiques ou des attentes messianiques, mais sur des sujets "concrets" ou immédiats comme la famine, l'environnement et, très vite, le sida.
Aujourd'hui, 50 ans après Woodstock, la musique populaire est beaucoup moins engagée que par le passé et si on était revenu de l'idéalisme des années 60-70 et que les désillusions avaient fait le lit d'un cynisme consumériste sans limites dans les années 80, cette décennie fut quand même celle de la "world music". Un courant qui permit au rock de se métisser, à l'exemple de Paul Simon ou Peter Gabriel sans parler des artistes africains, maghrébins ou caribéens qui envahissaient les hit parades.
Johnny Clegg était le plus politique de la bande. A l'inverse de musiciens qui épousaient, de loin, la cause de l'apartheid lui avait subi, à cause de son engagement, la censure et des formes , mais avant lui, comme précurseur, il y avait eu Bob Marley et Jimmy Cliff. Puis il y aurait Kassav', Manu Dibango et tant d'autres. Miriam Makeba ou Hugh Masekela ne seraient plus les seuls à porter la lutte des sud-africains contre l'apartheid. Je suis heureux que tous aient pu voire de leur vivant la fin du cauchemar.
Né en Grande-Bretagne, issue, du côté de sa mère, d'une famille juive polonaise, il avait grandit dans l'Afrique du sud noire, bravant les règles de l'apartheid. Grâce à un dénommé Charlie Mzila, il s'initia à la culture zouloue dont il s'imprégna au point que le surnom français de "zoulou blanc" est bien plus véridique qu'on peut l'imaginer. Il ne "copia" pas une culture, il la fit sienne. D'ailleurs, en choisissant des études d'anthropologie, l'artiste voulait aller plus loin qu'exprimer une sympathie pour un pan de l'Afrique du sud.
Le combat contre l'apartheid avait mis du temps avant de se hisser au coeur des combats militants. Si les massacres de Sharpeville en 1960 avaient fait la "une", il fallut vraiment attendre les émeutes de Soweto en 1976 pour que l'on commence à prendre la mesure d'une régime qui fut pourtant régulièrement critiqué dans la musique bien sûr, mais également dans les livres d'André Brink, Breyten Breytenbach ou encore Nadine Gordimer.
Si dès la fin des années 70, il annonça la couleur avec son premier groupe, Juluka, c'est évidemment avec son second groupe, Savuka qu'il connut une renommée internationale.
La scène musicale des années 60 avait été celle de la contestation avec quelques chansons cultes qui portaient sur le racisme, la guerre ou les injustices sociales. C'était Bob Dylan, Joan Baez ou encore Edwin Starr. La tendance s'était poursuivie dans les années 70 avec Marvin Gaye ou John Lennon. Mais les maisons de disques avaient leurs réticences.
Les années 80 virent la mobilisation de moyen bien plus colossaux. Personne n'a oublié les concerts de Bob Geldof ou le fameux USA for Africa avec "We are the world" quand Quincy Jones, Lionel Richie et Michael Jackson mobilisèrent des dizaines d'artistes de premier plan pour une campagne en faveur de la lutte contre la famine en Ethiopie.
Des artistes français leur emboîtèrent le pas comme Daniel Balavoine, France Gall et bien sûr Renaud.
Cette époque n'était plus celle des grandes luttes politiques contre la dictature par exemple. On ne prêchait plus l'avènement prochain de la révolution. C'était la génération morale. Les engagements humanitaires prenaient le pas sur le reste. Il y avait probablement un peu de naïveté à s'engager - de loin - dans un combat contre le racisme ici et là bas. C'était le combat contre le Front national et les crimes racistes, le temps des Marches pour l'égalité, les jeunes années de SOS Racisme. L'apartheid se suffisait à lui-même. Comment imaginer qu'après le nazisme, un régime théorise et constitutionnalise le racisme dans l'indifférence de la Communauté internationale pendant plusieurs décennies ? Comment penser que plusieurs pays s'en arrangèrent avant que le boycott ne finisse par s'imposer ?
S'il y a bien un endroit où l'expression " racisme d'Etat " prenait tout son sens c'est bien l'Afrique du sud. La ségrégation y était légale, pas simplement le fait d'individus zélés. La séparation était assumée, subie, théorisée, revendiquée et enseignée dans les écoles et fatalement, pour donner à ce système les moyens de sa survie, le Parti national des Malan, Verwoerd, Vorster et Botha, finit pas sacrifier ce qui restait de démocratie et d'Etat de droit dans le pays en instaurant l'état de siège.
L'Afrique du Sud avait été ménagée par beaucoup de démocraties occidentales qui voyaient dans ce pays, probablement un rempart contre le communisme alors que l'Angola, décolonisée en 1975, s'embourbait dans une guerre civile qui avait des allures de conflit entre les blocs soviétique et occidental. Le pays lui-même exerçait une politique expansionniste chez ses voisins immédiats comme la future Namibie et ce qu'on appelait alors la Rhodésie.
D'ailleurs les services sud-africains n'hésitèrent pas à frapper à l'étranger comme lorsqu'ils assassinèrent Dulcie September dans le dixième arrondissement de Paris un matin de septembre 1988.
Johnny Clegg vivait dans un environnement où la mort pouvait frapper, comme elle le fit pour l'avocate Victoria Mxenge et le syndicaliste Nieil Abbett auxquels il rend hommage dans Asimbonanga.
Oui la jeunesse française connaissait peu l'Afrique. Elle avait vu Black Mic Mac, elle riait aux sketches de Michel Leeb et seule une partie d'entre elle, celle des banlieues ou celle qui côtoyait dans les réseaux militants, la population des foyers de travailleurs immigrés. Il fallait les avoir pour voisins - et encore - amis d'enfance ou compagnons de lutte pour saisir ce qui agitait ce continent en mutation permanente. Aussi, Johnny Clegg permettait de baragouiner trois mots de zoulou et de saisir avec un peu de sérieux ce qui se passait au sud d'un continent qui n'était à l'honneur que le temps du Paris Dakar et des victoires de Yannick Noah.
Certes il y avait les titres de Bibi, de Mori Kanté, de Touré Kunda ou de Wally Badarou, mais la carrière d'Isaach de Bankolé, commencée en France, se poursuivit aux Etats-Unis...
Si l'apartheid politique est mort et bien mort en Afrique du sud, les injustices sociales et la corruption continuent de gangréner la nation arc en ciel or même si le combat contre la ségrégation raciale légale a été gagné, le combat contre les inégalités, lui, continue.
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