Dans le tourbillon des séries fleurissent sur Netflix, au risque que certaines passent inaperçues, il en est une qui a certainement retenu l’intérêt des militants de gauche et des historiens : une série en huit épisodes sur Léon Trotsky. C’est déjà un événement. L’autre, et non des moindres est qu’il ne s’agit ni d’une série britannique réalisée par Ken Loach ou d’une fiction française produite par Kirsner ou Rotman, mais d’une série… russe. J’ai failli écrire « soviétique ».
Cette série a été récompensée de trois prix TEFI de l'Académie de la télévision russe. Elle a été produite pour l’anniversaire des Révolutions de février et d’octobre 1917. On est en droit de s’interroger : quitte à marquer le coup, en Russie, de ce centenaire, pourquoi Trotsky quand Lénine a joué un bien plus déterminant ?
Trotsky est peu présent des fictions télévisées ou cinéma. On se souvient bien sûr du rôle tenu par Richard Burton dans le film de Joseph Losey ou du personnage secondaire dans le beau Frida avec Salma Hayek.
Pourquoi une production russe s’intéresse donc tant au fondateur de l’Armée rouge, mais grand proscrit de Staline 90 ans après la Révolution bolchevique ?
Ce n’est certainement pas pour célébrer non plus les 80 de la fondation de la IVe Internationale complètement passée inaperçue, chacun s’en doute…
Ce Trotsky fonctionne sur un va et vient permanent entre des épisodes de la vie de Lev Bronstein à partir de 1898 et son exil au lendemain de la disparition de Lénine d’un côté, et ses entretiens à Mexico avec un soi disant journaliste canadien, tout aussi torturé que lui dont il ne découvre que tardivement qu’il est un imposteur. Le film présente sans explication un Trotsky acceptant de dialoguer avec un défenseur de Staline, lui opposant plus d’arrogance que de méfiance. Ce qui ne tient pas car pour y arriver, les auteurs passent carrément sous silence trois événements connus en cet été 1940 : les procès de Moscou qui ont fait du « trotskysme » un des chefs d’accusation les plus graves du stalinisme, la guerre civile espagnole dans laquelle les militants du POUM – dont plusieurs sont venus retrouver Trotsky à Mexico – ont été assassiné par des staliniens et enfin le pacte germano-soviétique conclu un an plus tôt…
On s’étonne d’ailleurs de voir un Trotsky assez peu protégé dans sa résidence de Coyoacán. Si l’idée de profiter d’une série d’échanges avec un journaliste était un excellent moyen de raconter comment « le Vieux » pouvait se raconter face à un interlocuteur qui serait « nous », et qui le questionnerait sur ses actes, pourquoi attribuer ce rôle d’interrogateur de la conscience à un agent stalinien ?
Rien sur les combats contre Staline après la mort de Lénine qui auraient pu dans une deuxième saison suggérer la contradiction entre celui qui fut un des acteurs de la Terreur rouge et celui qui critiquera le stalinisme. Rien sur le regard qu’il a pu porter en observateur d’un monde en ébullition entre les deux guerres mondiales. C’est-à-dire rien sur le fascisme notamment…
Si la reconstitution est soignée, les dialogues plutôt passionnants, plusieurs éléments nourrissent de très sérieuses réserves.
Si Staline est plutôt réussi comme aventurier médiocre, mal dégrossi par rapport aux autres dirigeants bolcheviks, cultivés et raffinés et si on perçoit bien l’arrogance d’un Trotsky qui n’a pas vu venir le Géorgien, sous estimant la folie dont il était capable, Lénine est volontairement relégué à un second plan quitte à passer sous silence des épisodes importants. C’est pourtant bien Lénine qui prône le renversement du gouvernement en en programme le déroulement et rallie Trotsky là où dans la série, on a l’impression que Trotsky est le cerveau de tout…
Ce dernier, à la manière du personnage de Strelnikov du Docteur Jivago dont on dit qu’il était inspiré de Trotsky est régulièrement montré, sillonnant la Russie en guerre dans son fameux train blindé, avec sa garde noire, sanglée, comme lui, de cuir, dure, froide, mais nullement ascète. L’accent mis sur le rôle de Parvus, à la fois social-démocrate et agent renforce le propos qu’on imagine être celui des auteurs : dénoncer la révolution comme une folie, écraser la figure de Trotsky sous son propre train et emporter tous les idéaux qui justifient qu’on se révoltent dans le blizzard de l’Histoire.
Si les auteurs ne loupent pas l’occasion de faire dire à un personnage que Parvus cache ses origines juives, qu’il est plein aux as et qu’il est un manipulateurs, ces idées reviennent à plusieurs reprises dans la série : la judaïté de Trotsky est présentée systématiquement comme un handicap qu’il doit surmonter, comme à la fois un point faible et un élément de sa nature profonde qui serait à l’instigation du massacre de la famille impériale, qui ordonne le pillage d’un cimetière chrétien pour fournir la chaudière de la locomotive de son train en bois.
Ce qui semble sous-tendu c’est en gros que l’arrogant et machiavélique Trotsky, a pensé la révolution, comprenant mieux que tous ses camarades qu’elle ne pouvait n’être que totale et qu’il a transformé les Russes en machine à tuer ou en chair à canon.
Il est intéressant de voir combien les Romanov ou l’Eglise sont quasiment inexistants, tout comme sont relégués au rangs de ternes pantins opportunistes des personnages comme Kamenev et Zinoviev qu’on ne peut pas résumer à leur opposition à l’insurrection d’octobre.
Parmi d’autres inventions, la rencontre avec Freud à Vienne qui, pour intéressante qu’elle soit dans la série, n’a jamais eu lieu, pas plus que la liaison avec Larissa Reissner, l’épouse de Raskolnikov…
Si la Russie de Poutine a réhabilité tous ceux qui firent la grandeur de l’Empire, on peut évidemment s’interroger sur le sens politique d’un tel biopic et sur ce qu’il nous dit de la Russie d’aujourd’hui. Ce Trotsky là nous dit tout le mal qu’il pense de la démocratie et de la république, on le voit discuter ou s’arranger avec des militaires des empires qu’il a combattus pour le bien de la cause qu’il défend. Le peuple est fusillé, massacré, mais c’est au nom de son bonheur qu’on fait la Révolution… En voilà une thèse !
Si on n’a pas justement vilipendé le culte de la personnalité pratiqué par la plupart des régimes politiques issus du communisme pour rêver d’un « Trotsky » hagiographique, et qu’il est possible aujourd’hui de le lire avec d’autres lunettes que celles des staliniens qui autrefois l’effacèrent même des photos officielles et celles des multiples chapelles de la « 4 », il n’est pas évident d’en dresser un portrait sans raccourcis ou petits arrangements avec les faits…
Certains critiques ont dénoncé la falsification des faits, non pas pour des raisons liées à l’écriture d’un drame, mais pour suggérer une lecture politique qui semble réhabiliter quelques vieux démons antisémites comme le suggère l’inquiétante affiche du film qui propose un monstre totalitaire qui, aux yeux d’un public peu familier de cette histoire politique lointaine, ne retiendra finalement que Trotski aura été plus nocif au peuple russe que les Romanov et Staline…
De quoi se faire retourner Pierre Broué dans sa tombe…
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