Dix millions, dix millions de voix séparent Haddad de Bolsonaro, soit une douzaine de points... Ceux qu ne voulaient ni du PT ni du Parti social-libéral de Bolsonaro et qui ont décidé de ne pas bloquer le candidat d'extrême droite portent évidemment une responsabilité certaine dans ce qui va suivre.
En attendant, le choc que représente l'élection de Jair Bolsonaro ne doit pas faire oublier qu'à la lumière de l'Histoire politique de l'Amérique latine depuis les indépendances des anciennes colonies espagnoles et portugaise, il y a toujours eu cette tension entre démocratie et autoritarisme, avec une armée jamais définitivement éloignée du pouvoir politique.
Bolsonaro, candidat d'extrême droite, militariste et autoritaire prétendant remettre de l'ordre, ce n'est pas si nouveau, même si on le lie à l'ensemble des gouvernements nationaux-populistes qui pullulent de part le monde occidental.
Si la presse a vu en Bolsonaro un "Trump tropical", elle a vit oublié d'où on vient.
L'univers politique sud-américain n'est pas un calque si fidèle des démocraties européennes, encore que. Son originalité est qu'en deux cents ans, ces pays ont expérimenté toutes les formes de régimes politiques. Des anciens empires précolombiens défaits par les conquistadores espagnols et portugais et christianisés par les jésuites, il est resté des sociétés coloniales puis post coloniales fondées sur l'esclavage et la relégation des populations autochtones. Bien que ces cultures soient réputées métissées, le racisme y demeure bien plus fort qu'on ne l'imagine, à l'égard des Indiens comme des Noirs, y compris dans des pays dans lesquels leur présence ne saute pas aux yeux comme le Pérou par exemple...
Très tôt après leur émancipation de la tutelle espagnole et portugaise, ces pays ont émergé dans un récit national partagé - le bolivarisme pour une partie d'entre eux - malgré quelques guerres et conflits frontaliers et leur histoire s'est souvent ressemblée : révoltes paysannes pour la réforme agraire, coups d'Etats militaires, élections démocratiques... Tout cela au point que l'imaginaire occidental en a été marqué. Il n'y a qu'à lire Tintin et les Picaros ou revoir l'Aventure c'est l'Aventure.
On ne compte plus les juntes militaires. Celle de Porfirio Díaz au Mexique au début du XXe siècle et qui fut combattue par Emiliano Zapata et Pancho Villa, débouchant sur une démocratie durable, représentée pendant plusieurs décennies par le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). Au Mexique, le jeu s'est ensuite décidé entre deux formations de gauche, le PRI et le Parti de la révolution démocratique (PRD) et une de droite, le PAN (Parti de l'action nationale), avant que, face à un système gangrené par la corruption et le crime lié aux cartels de la drogue, un nouveau venu vienne récemment bousculer le jeu, Andrés Manuel López Obrador, dit "AMLO" en gagnant l'élection présidentielle de 2018.
Celle d'Anastasio Somoza au Nicaragua dans les années 30 et qui trouva face à lui le leader paysan César Augusto Sandino qu'il fit assassiner. Le sandinisme devint l'idéologie de la contestation du régime des Somoza qui finit par chuter après une guerre civile et une révolution en 1979. Las, Daniel Ortega, vainqueur de cette révolution est revenu au pouvoir et depuis, il a trahit les idéaux du sandinisme, cédant à son tour aux sirènes de l'autocratie.
Celle de Pinochet qui, en 1973, n'hésita pas à renverser la démocratie qui avait porté le socialiste Salvador Allende au pouvoir trois ans plus tôt. Celle de Videla qui, de 1976 à 1983 mit l'Argentine en coupe réglée.
Tout cela est connu, ainsi bien sûr que le rôle joué par les Etats-Unis au plus fort de la Guerre froide. L'Amérique d'Henry Kissinger a préféré laisser faire ou aider des régimes d'extrême droite prendre le pouvoir par la violence plutôt que de laisser ses intérêts combattus par la gauche.
Dans l’histoire latino-américaine, les putschistes ne sont pas nécessairement bannis de la vie politique. Des présidents que l’on qualifierait aujourd’hui de (nationaux) populistes sont aussi parvenus au pouvoir par les urnes, parfois même des ex putschistes ont été démocratiquement élus, exemple récent, Chávez. On peut aussi citer, dans un style différent, Getúlio Vargas qui fit un pronunciamento en 1937, instaurant un Estado novo (le même nom du régime de Salazar au Portugal depuis le milieu des années 20), fut renversé par un coup d'Etat à son tour en 1945 avant d'être élu en 1951...
Parlons d'un phénomène typiquement argentin, inclassable sur une grille d'analyse européenne, le justicialisme ou le péronisme. Cette idéologie fondé sur un étatisme fort au nom de la justice sociale couvre un spectre qui va de l'extrême gauche à l'extrême droite en passant par les différents centres. Juan Perón en fut la grande figure et personne n'a oublié sa femme, Eva Perón... Populaire, le péronisme n'en était pas moins autoritaire malgré ses atours démocratiques... Or Perón participa à la junte de 1943 avant d'être élu en 1946.
Il est faux de penser que tout cela appartient au passé. Pas plus tard qu'en 2009, un coup d'Etat renversa le Président Manuel Zelaya qui menait une politique trop à gauche pour les conservateurs dont il était issu.
Par ailleurs, les médias brésiliens de masse sont aux mains de grands groupes contrôlés par la droite affairiste, la majorité des programmes c’est plus TF1 qu’Arte, un peu dans le style Berlusconi.
Six familles en possèdent quasiment les trois quarts. L'essor de la télévision date de la dictature militaire qui s'est appuyé sur elle dans le but d'assurer un soutien populaire. La Rede Globo, un des réseaux de TV les plus puissants au monde, a toujours agi contre le PT depuis les années 80-90.
Au Brésil, on pratique le coronelismo électronique : plusieurs responsables politiques de droite peuvent se retrouver au sein de la direction de groupes audio-visuels nationaux ou locaux et il n'existe aucun média de masse qui soit "contrôlé" par la gauche, qu'elle soit politique ou syndicale...
Enfin, la moitié de la population est indienne, noire ou métisse, pas spécialement partie prenante des élites politiques ou économiques du pays ou de la classe moyenne... Cela joue dans un pays qui n'assume pas son héritage multiculturel, même si on a en tête les images de Pelé et des écoles de samba. Les élites brésiliennes sont blanches c'est un fait. En outre, la corruption qui a touché l'ensemble de la classe politique à des degrés divers a fini par lasser une population touchée par la récession alors que le bond économique des années Lula semble loin. Cette corruption qui semblait "pas surprenante" pour des partis de droite, était la faute de trop quand il s'agissait du PT.
Au final, le bolsonarisme, à l'échelle de l'histoire politique brésilienne, n'est pas une vraie rupture car celle-ci eut lieu avant : avec la victoire en 2002 de Lula. Les années PT au Brésil sont des années de bonne santé économique et de redistribution, mais également d'une ouverture sur une zone qu'une bonne partie du pays ne voulait pas voir.
Reste à voir comme Bolsonaro se démènera avec le réel.
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