C'était le 29 mars 1997. Un samedi de printemps. Trains et bus venus des quatre coins du pays convergeaient dans un cortège dans la capitale alsacienne pour protester contre la tenue d'un congrès du Front national.
Cette mobilisation notamment de la jeunesse avait débuté dans un grand meeting, cent jours plus tôt, Le 7 décembre 1996 dans le fameux amphi N de Tolbiac. Un collectif de Strasbourg avait suggéré l'idée et celle-ci avait été reprise par le Manifeste contre le Front national et proposée à plusieurs collectifs d'associations, les comités de vigilance contre l'extrême-droite et l'ensemble des associations antiracistes, organisations syndicales et partis politiques qui furent d'accord pour marcher ensemble contre Le FN. En 1993-1994, le Manifeste contre le FN avait fait une campagne d'affichage qui scandait : "Le Pen, De Villiers, Pasqua font main basse sur la droite, vite rassemblons la gauche". La thèse est encore juste aujourd'hui.
Les photos bien qu'en couleur peuvent sembler vieilles aujourd'hui car depuis, il y a eu le 21 avril 2002 et l'élimination de la gauche du second tour de la présidentielle, au profit d'un duel droite-FN, puis les européennes de 2014 où le FN arriva en tête, alors qu'il avait conquis une quinzaine de mairies lors de élections municipales de la même année. Enfin, les élections régionales virent le FN au second tour notamment dans le nord et du sud-est. La gauche fit barrage, mais le prix qu'elle paya fut lourd puisqu'elle disparut de ces assemblées régionales.
"Contre le Front national on a tout essayé" pourraient dire les défaitistes. Il est vrai que l'impression d'une progression inexorable est forte. Pourtant, elle n'est pas si juste.
A l'époque de la marche de Strasbourg le mouvement antiraciste est fort, divers mais unitaire. Il situe son combat dans une logique qui est tout sauf identitaire.
Les organisations antiracistes sont alors bien mieux portantes qu'aujourd'hui. On est avant les réseaux sociaux, et à ce moment où l'internet n'est pas encore pleinement dans les mœurs, le relativisme, le complotisme ou la banalisation ne font pas encore les ravages que l'on connaît aujourd'hui.
On pourra nous opposer les performances électorales du Front national notamment les plus récentes et celles qu'on nous annonce, comme autant de preuves de l'échec de toutes les stratégies et de toutes les manifestations antilepénistes - sans que jamais personne n'avance la solution la plus efficace.
Même l'antiracisme, à l'instar du "droit de l'hommisme" est devenu la cible bien commode de quelques beaux esprits qui pourfendent ce combat contre la haine. Pourtant, à cette époque, militer contre le racisme et l'extrême droite était noble et formateur. Bien sûr, les organisations anti racistes divergeaient sur la nature du FN pour mieux l'appréhender. "Mieux connaître pour mieux combattre" disions-nous. SOS racisme mobilisait contre cette faute morale qu'était le racisme. Ras l'Front croyait voir une résurgence du fascisme "classique".
Le Manifeste contre le FN voulait voir le parti lepeniste tel qu'il était pour mieux saisir tous les ressorts d'un vote qui était au final autant protestataire que de conviction.
On a bien compris que l'argument moral qui était très efficace contre le FN dans un moment on n'était pas trop loin de la Seconde guerre mondiale ou de la Guerre d'Algérie ne fonctionne plus. Mais comment lutter contre l'extrême droite sans convoquer la morale ? N'y a-t-il pas un risque de considérer, par une forme de cynisme, que le national-populisme va se porter d'autant mieux qu'une grande partie de la classe politique et des "faiseurs d'opinion" ont assimilé ses thèses et sa vision du monde ?
"Subversion contre insurrection"
En 1997, le FN est traversé par un débat stratégique : celui porté par Bruno Mégret, délégué général qui, avec ses proches, veut suggérer à Le Pen une "stratégie à l'italienne", celle de l'Alliance nationale, que Silvio Berlusconi expérimente avec succès. La droite parlementaire peut s'allier avec l'extrême droite si la seconde "contamine" la première par ses thèses et ses idées. L'originalité de Mégret c'est qu'il revendique le pouvoir et il est prêt à faire ce qu'il faut pour y parvenir, dans le cadre démocratique.
Le Pen, lui, est encore dans la vieille matrice du coup d'Etat. Il le prouve en multipliant les coups d'éclat.
On l'a dit, la scission de 1999 n'a pas empêché Marine Le Pen d'accord une victoire posthume aux mégrétistes. Trois événements illustrent cette victoire. D'abord, le changement de leadership à la tête du parti d'extrême droite. Il était très confortable de détester Le Pen tant il correspondait à l'image d'Epinal du démagogue d'extrême droite, à l'humour douteux et aux références honteuses.
Sa fille, telle une savonnette, échappe dans un premier temps à toute prise. Elle ne provoque pas, elle ne dérape pas (trop) et elle tient à bonne distance les mauvaises manières - bras tendus et croix gammées.
Cela ne l'empêche pas d'aller valser avec d'authentiques nazis à Vienne, ni de compter dans sa garde rapprochée, d'anciens chefs de file et gros bras de l'extrême droite étudiante.
Ensuite, le succès des polémistes formées à l'école buissonnière. Patrick Buisson, journaliste d'extrême droite, a troqué sa plume brune contre une nouvelle stratégie. La subversion sondagière. Puisque les enquêtes d'opinion ont une valeur scientifique que seuls quelques sociologues bourdieusiens critiquent, elles sont un puissant vecteur de corruption des esprits. Poser une question pour faire réagir l'opinion dans le sens désiré, puis bâtir la tendance en utilisant l'effet "écho" des sondages répondant aux sondages, et vous avec un fait que reprendront les médias, sur lequel s'appuieront les politiques, accros depuis des années aux études d'opinion qui se vendent pourtant très chères.
La lepénisation des esprits a fonctionné d'autan mieux que les bases eaux idéologiques permettaient à la boue d'être plus épaisse et d'enliser les plus combattifs.
Il y eu aussi la zemmourisation des esprits. Il fut un temps après le début des années 2000 où devenir "réac" était tendance. Le show hebdomadaire de Zemmour chez Ruquier le samedi soir, suivant les émissions de Taddéi le vendredi devenait un rendez-vous prisé des amateurs de "clash" puisque désormais, la télévision était un divertissement le politique ne vient pas débattre, mais se faire humilier par des journalistes transformés en procureurs arrogants et hautains. Zemmour déroulait sa thèse, volontairement provocatrice, assénant sa vérité alternative avec un aplomb que l'inculture de certains de ses contradicteurs ne limitait pas.
Et puisque tout cela était "apolitique" pour Zemmour et "scientifique" pour Buisson, on pouvait enfin parler comme le FN sans imaginer qu'on faisait blachissait, sans jeu de mot, sa doctrine pourrie.
Convoquer le nazisme était caricatural et inopérant, puisque la comparaison avec l'extrême droite ailleurs en Europe ne parlait qu'aux connaisseurs. Le FN était un bon produit pour les émissions politiques en mal d'audience. Il est loin le temps où Jean-Marie Le Pen se plaignait du semi boycott médiatique ! Il est encore plus loin le temps où des journalistes comme Anne Sinclair avaient l'honneur de luir refuser leur micro...
Le FN sous Marine Le Pen a envisagé, après avoir été le parti le plus corrompu et le plus condamné de France, de corrompre la démocratie. Au lieu de l'attaquer frontalement, de la fragiliser dans la rue, le FN veut la subvertir de l'intérieur. Comme disait Jean Jaurès, "quand les hommes veulent changer les choses, ils changent les mots" et on a bien vu comme le FN s'est emparé d'un vocabulaire et de repères qui n'étaient pas les siens à l'origine. Il a cessé de ne parler qu'à sa base. Il veut l'élargir. Le cheveu se fait plus long, la cravate ou la chemise "slim" remplacent la veste de chasse et la basket se substitue à la Doc...
"D'abord renforcer notre terrain"
On a souvent l'impression que "tout nourrit le FN". Diabolisation, mimétisme, banalisation ou "front républicain" à toutes les sauces ont échoué à faire reculer durablement le FN. Par ailleurs s'agissant des procès en incompétence.
Pour commencer, il faudrait - ça peut surprendre - que l'on veuille battre le FN et s'engager dans la lutte politique pour y parvenir. Aujourd'hui, même à gauche, la perspective d'une victoire du FN ne fait plus peur, voire, elle ne gêne pas. On trouvera toujours de quoi accabler la gauche. S'accommoder d'une victoire du FN a conduit à des errements tactiques comme l'indifférenciation gauche droite alors que la porosité entre la droite et l'extrême droite n'a jamais été aussi grande, déplace l'ensemble du jeu vers la droite. Idem pour les valeurs : l'antiracisme est dépassé au point que des gens de gauche applaudissent à la condamnation qu'en prononcent des auteurs néo-conservateurs comme Bruckner ou Finkielkraut. On combat les replis identitaires des personnes issues de l'immigration par d'autres replis identitaires. Enfin, les théories déclinistes ont le vent en poupe.
La gauche doit donc résister aux vents mauvais de la réaction et de l'autoritarisme.
Elle ne doit pas renoncer à reparler aux siens. Ce que Pascal Perrineau et Nona Mayer avaient analysé comme le "gaucho lepénisme" a débouché sur une gauchisation du discours du FN. Rien de bien nouveau. N'oublions pas que dans "national-socialisme", il y a aussi "socialisme" et que l'illusion d'un discours de gauche de la part du FN n'est que mystification.
Dans bien des cas, la gauche a renoncé parce qu'elle ne voulait pas perdre les élections, mais il est des processus de rénovation qui ne tiennent pas entre deux élections.
Il faut accepter de prendre le temps face à l'urgence.
La gauche doit revendiquer ce qui est sien. Parfois, confondant modernisation et droitisation, beaucoup à gauche cèdent aux injonctions des néo-libéraux qui nous somment d'abandonner notre histoire.
Pour que la gauche redevienne attractive et soit en mesure de faire reculer le FN, elle doit reconnecter avec les siens car puisque dans le vote FN, il y a une part d'irrationnel, il faut moins chercher à parler aux électeurs du FN convaincus que de retrouver les nôtres, convaincus, mais déçus.
Reconquérir les rênes de ce qui fait un récit en acceptant l'ampleur et la difficulté de la tâche. Il n'y a ni avance rapide, ni raccourci possible.
La marche sur Strasbourg n'était pas un mouvement bien pensant qui a échoué, c'était la volonté d'une prise de conscience pour l'action.
Aujourd'hui, ceux qui préfèrent une France tricolore à la France blafarde et qui ne veulent pas d'une victoire du FN doit venir renforcer la gauche militante, mais celle doit savoir les accepter. C'est tout le mal qu'on puisse nous souhaiter collectivement.
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