
Dans la biographie du nouveau maire de Londres, il y a tous les ingrédients d'une "success story". Un jeune en politique qui, à moins de 50 ans aura déjà été député, ministre et donc maire de la capitale d'une des principales puissances du monde. Fils d'immigré, origines modestes, ce pourquoi les travaillistes se battent depuis toujours.
Il avait été élu en 2005 pour la première fois au Parlement. L'élu de Tooting, une circonscription du sud de Londres où il a vu le jour en octobre 1970, fut plusieurs fois secrétaire d'Etat avant d'être une des personnes qui comptaient dans l'équipe d'Ed Miliband. Dans le shadow cabinet de ce dernier, Sadiq fut en charge des transports puis de la justice. A partir de 2013, il fut aussi "shadow minister for London", une manière de se préparer durant deux ans avant d'être élu par les travaillistes au terme d'une primaire tandis qu'il apportait son parrainage à Jeremy Corbyn pour la direction du Parti à la suite de la défaite du Labour aux élections législatives de mai 2015 et de la démission d'Ed Miliband.
Après des études de droits, Khan a été avocat spécialisé dans les droits de l'homme. Par ses origines pakistanais, il est un exemple de ces millions de citoyens britanniques issus de l'ancien Empire "sur lequel le soleil ne se couche jamais" qui avait contribué à hisser la Grande-Bretagne au rang de premier puissance du monde au début du vingtième siècle. Le Pakistan, ce pays né dans la douleur de la partition de l'ancien empire des Indes... Cette partition dont l'unique motif était la séparation religieuse entre musulmans et hindous et qui entraîna un des plus grands déplacements de populations de l'Histoire et plus d'un million de morts, des dizaines de milliers de viols, de mutilations et de sévices.
Cette histoire tragique résonne dès lors qu'il s'agit de faire vivre ensemble dans une ville comme Londres, plus de huit millions de personnes issues finalement du monde entier, aux cultures et fois diverses.
Classé à la gauche du Parti, il est plutôt "centre gauche", dans un courant d'idées auquel a appartenu Robin Cook, l'ancien ministre des affaires européennes de Tony Blair et Président du Parti socialiste européen. Cette tendance que les travaillistes ont appelé "soft Left" par opposition à la "Hard Left" à laquelle appartiennent les partisans de Corbyn par exemple, diffuse ses idées dans le think tank Compass qui est aussi un groupe de pression de la gauche progressiste. Critique du bilan de Tony Blair, Compass a publié quelques brochures consacrées au renouvellement idéologique du travaillisme moderne.
" Le traitement médiatique en France fut honteux, mais révélateur des hypocrisies de notre pays "
De ce côté-ci de la Manche, ce qui a intéressé les médias c'est moins son programme et ses idées que sa religion. Pour eux, Sadiq Khan, c'était un musulman, un point c'est tout. Pour eux l'angle unique c'était "élection d'un musulman à la mairie de Londres". On a même vu des sondages proposés au public lui demandant ce qu'il en pensait. Londres, cette ville où le fameux "Londonistan" abritait des éléments radicalisés, cette ville frappée par de terribles attentats en 2005... Onze ans plus tard, elle se donne un maire que certains médias français voient donc comme "un musulman".
Cette attitude honteuse ne doit rien au hasard. Il s'agit de flatter les plus bas instincts de gens, déjà chauffés à blanc - sans jeu de mot - sur l'islam qui serait finalement à notre époque ce que fut le "communisme" dans l'Amérique de l'après-guerre, lorsque le sénateur républicain Joe McCarthy se lança avec sa "commission contre les activités antiaméricaines" dans une véritable croisade contre "les Rouges". Les amalgames en tout genre, l'obsession, le délire "ils sont partout" font que, naturellement, Sadiq Khan pouvait opportunément être réduit à la seule chose qui intéressent une minorité de gens dans notre pays. Informer c'est aussi influencer l'opinion. Le choix de l'angle n'est imposé par personne sauf le journaliste lui-même qui choisit ses mots et les expressions qu'il emploie, comme par exemple le fameux "d'origine musulmane". Instiller dans la tête des gens à travers l'actualité" d'une cinquième colonne islamiste qui va subvertir la société revient à nourrir les thèses les plus dangereuses. Il ne faut pas s'étonner après des propos du maire de Béziers, indépendamment de ses idées politiques.
Pour mesurer l'irresponsabilité de ces "assignations à résidence identitaire" comme on dit de nos jours, il y avait un formidable témoin en la personne du candidat de droite, Zac Goldsmith.
Ici en France, on a bien connu son père qui, il y a 20 ans faisait de la politique avec Philippe de Villiers. L'ancien propriétaire de l'hebdomadaire l'Express était un europhobe engagé et un anticommuniste virulent. Son fils, plus centriste, a néanmoins endossé, comme le maire sortant de la ville, l'échevelé Boris Johnson, le cheval "pro Brexit" à l'inverse du candidat travailliste. Juif et riche dont la famille est liée aux Rothschild d'un côté, musulman d'origines modestes, on voit bien la nature que pouvait prendre le duel. D'ailleurs, Goldsmith a lui-même joué de cette corde-là, soutenu par Cameron, le Premier ministre. Fort heureusement, cela ne fut qu'anecdotique et ça n'a eu aucune conséquence sur le résultat final. En tout cas, pas celles que voulaient les opposants à Khan.
Cela dit, la campagne de dénonciation de l'antisémitisme dans le Labour ne finira pas tant que Corbyn en sera le leader. Les dérapages et autres déclarations honteuses ont été mises en avant dans la campagne électorale pour tenter d'y incriminer Sadiq Khan qui n'a fait preuve d'aucune ambiguïté. La direction du Labour n'a pas hésité un seul instant à suspendre Ken Livingstone, l'ancien maire travailliste de Londres - le premier vrai maire de la capitale britannique - qui est pourtant un très proche de Corbyn.
On a bien sûr eu droit aux commentaires hypocrites sur "le multiculturalisme" à la britannique qu'il ne faut surtout pas importer en France ou le communautarisme qu'il faut bannir, mais " quand même quel beau symbole ! " et " à quand la même chose en France ? "
Oui il y a eu un traitement médiatique honteux en France, mais il y a aussi une hypocrisie française sur cette question.
Le multiculturalisme, c'est comme la mondialisation, c'est une donnée, un fait objectif face auquel on ne peut rien. Le nier est inutile. Ce qui importe c'est de savoir ce qu'on en fait en termes d'organisation de la société. Nos sociétés, du fait des histoires coloniales et des logiques migratoires, sont faites ainsi. C'est le fait d'ignorer sciemment pour par paresse la diversité des histoires qui font notre pays qui contribue à perpétuer les préjugés et à nourrir les discriminations.
Quand au fameux "communautarisme", il faut aussi être précis. Oui il y a, d'un point de vue sociologique, des communautés ethniques ou religieuses. Mais ce que tout républicain français a pour habitude de refuser - en en cela il a raison - c'est l'organisation politique de ces groupes que l'on accepterait ou que l'on favoriserait.
Mais il faut bien nommer les choses tout en refusant de mettre les gens dans des cases.
On a des gens, très fier du système français qui regardent de haut ce qui se fait ailleurs sur le registre "pas de ça chez nous" mais qui constatent des résultats qu'on ne parvient pas à obtenir ici. Peut-on y parvenir ici avec nos méthodes ?
Au Labour, il existe un réseau pour la diversité qui se nomme
BAME Labour. B.A.M.E. pour "black, asian, minority ethnic" qui se donne pour objectif d'encourager des gens issus des minorités à s'investir dans le parti travailliste, à y être formés et à pouvoir améliorer la représentation des minorités partout où c'est possible. On y trouve ainsi des figures du parti comme Keith Vaz, le premier asiatique (né au Yemen) à avoir été élu aux Communes en 1987. Keith, que j'ai rencontré en 2012 avec Harlem Désir, fut ministre des affaires européennes de Tony Blair entre 1999 et 2001. Ce réseau fait ce qu'on appellerait ici de la "promotion républicaine".
Cette stratégie du coup de pouce fonctionne plutôt bien et elle n'a rien à voir avec le "communautarisme". La manière dont les partis politiques sélectionnent leurs dirigeants ou les forment compte d'autant plus que de nos jours, les citoyens et les électeurs sont de plus en plus exigeants.
Ce que nous apprend la victoire de Sadiq Khan c'est la réussite d'une intégration exemplaire. C'est le cas de milliers de militants aujourd'hui élus locaux. Tous ne sont pas responsables des quartiers, des jeunes ou du sport. Tous ne sont pas carriéristes instrumentralisant la cause pour leur propres intérêts, tous ne se mettent pas en scène à coup de buzz, tous ne sont pas le noir ou l'arabe de service, servant commodément de caution à des esprits conservateurs qui veulent que rien ne change.
La dizaine de parlementaires élus en 2012 sera intéressante à analyser au terme de cette législature et on peut déjà dire que le bilan est contrasté.
Chacun a compris qu'il ne faut compter que sur soi-même, qu'il faut aussi viser haut et travailler dur. Sadiq Khan, comme Barack Obama, ne changera ni le regard ni la condition de la minorité dont il est issu, mais il sera un exemple pour ceux qui croient encore que même en 2016, des rêves peuvent devenir réalité.
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