Hier, c'était la dernière séance. Un concentré de nostalgie, mais aussi de tension. Comme dans un concert de rock, jusqu'au couplet final, ne pas quitter la scène.
Le premier Président socialiste de la Région Ile-de-France n'a rien de ces potentats locaux qui font la pluie et le beau temps sur leur territoire. D'ailleurs, faire campagne pour lui en 1998 était si peu évident qu'on avait constitué un ticket avec Dominique Strauss-Kahn. Cela avait fonctionné car non seulement, les deux hommes ont continué à faire de la politique ensemble, mais en plus, Jean-Paul Huchon s'est imposé comme un bon président de Région, capable d'écouter et de faire les bonnes synthèses, ce qui n'est pas simple dans une Région qui n'est pas tout à fait comme les autres.
Son élection en 1998 était un moment de mobilisation. Nous sommes un certain nombre à nous souvenir... D'autant que cette page d'Histoire a une certaine actualité.
La France frétille encore du coup de bambou qui a assommé la droite un an plus tôt. Le 21 avril (ça ne s’invente pas) de cette année 1997, Jacques Chirac, sur les conseils de Dominique de Villepin annonce qu’il dissout l’Assemblée nationale. Le pays a mal digéré le revirement libéral d’un président qui s’était fait élire sur la fracture sociale, celle-ci va se refermer sur lui et sur son premier ministre, Alain Juppé dont le plan sur les retraites a mis des millions de gens dans les rues, en 1995, provoquant le plus important mouvement social depuis 1968. La conjoncture s’annonce morose, les élections prévues pour 1998 pourraient ramener la gauche au pouvoir, il faut donc consolider ce qui peut encore l’être. Mais dans toute la droite, ils sont peut-être deux à le penser. La dissolution entraîne une vague rose portant au pouvoir le gouvernement de Gauche plurielle dirigé par Lionel Jospin.
Les élections régionales de 1998 s’annoncent donc très incertaines. Soient elles confirment la poussée de la gauche de 1997, soit elles marquent une première sanction après un an de gouvernement.
A cette époque, la droite est représentée par le RPR, ancêtre de l’UMP, l’UDF qui fédère plusieurs partis de droite et de centre droit comme Démocratie libérale, le Parti radical ou Force démocrate...
A cette même époque, le Front national a recueilli depuis le milieu des années 80 plusieurs transfuges du RPR et de l’UDF, brillants technocrates qui offrent au parti dirigé par Jean-Marie Le Pen, une stratégie de conquête du pouvoir qui rompt avec le style protestataire et tribunicien de Le Pen. Cette stratégie de l’Alliance nationale a fait ses preuves en Italie ou Berlusconi, allié à la Ligue du Nord et au MSI a permis à la droite de reconquérir le pouvoir. Les théoriciens frontistes, Bruno Mégret et Jean-Yves Le Gallou, formés à la Nouvelle droite en proposent une version française au Front. Déjà, lors des élections municipales de 1995, le FN avait remporté quatre mairies dans le sud de la France, Vitrolles, Marignane et surtout Orange et Toulon. Depuis sa percée électorale de 1983 à Dreux où il avait bénéficié d’une alliance avec la droite locale, le FN progresse régulièrement lors des élections, atteignant 15 %. Les études montreront par la suite qu’un Français sur trois a voté au moins une fois dans sa vie pour le FN !
Bref, si la gauche a des chances de l’emporter aux régionales, le FN peut lui aussi réaliser des scores inquiétants. A l’époque, je militais au Manifeste contre le Front national. Nous lisions les textes de Pierre-André Taguieff ou de Jean-Yves Camus et nous cherchions à développer notre propre analyse et notre propre vision du phénomène FN puisque nous participions aux actions unitaires avec d’autres organisations antifascistes.
Depuis quelques temps le Manifeste contre le FN, dont le président était Jean-Christophe Cambadélis et le porte-parole Eric Osmond, développait avec succès l’idée du harcèlement démocratique : pas une réunion du FN sans une manifestation unitaire de la gauche. Le point d’orgue de cette stratégie, non pas de la tension, mais de pression démocratique a lieu le 29 mars 1997 à Strasbourg avec une grande manifestation contre le congrès du FN.
A la veille des régionales, nos analyses, nos contacts, ce qui nous remonte des comités de vigilance où nous travaillons avec Jean-Luc Bennhamias qui était alors secrétaire national des Verts, le communiste Henri Malberg ou les militants de Ras l’Front, à l’époque animés par Rémi Barroux, c’est que la menace frontiste est telle qu’il y a un risque qu’à droite, certains cherchent des alliances bleues-brunes. La droite racontait partout en effet que le nombre des triangulaires en 1997 était tel que la gauche avait gagné grâce au FN. C’est-à-dire que pour faire barrage au FN au second tour d’une élection législative, les candidats de droite s’étaient désistés en faveur de candidats de gauche mieux placés et qu’on ne l’y reprendrait plus. Argument sans fondement, il reste que la tentation est forte.
Le 15 mars, plusieurs candidats de gauche sont en tête. Le mode de scrutin de l’époque est à un tour. Le vendredi suivant, le 20 mars, les conseillers régionaux RPR et UDF (DL) doivent donc choisir. S’ils s’allient au FN, la droite peut emporter 12 régions. Mais la direction du RPR et Jacques Chirac refusent un tel pacte. Pourtant, en Languedoc-Roussillon, en Bourgogne, en Paca, en Picardie et en Rhône-Alpes, les candidats de droite sont élus avec les voix de l’extrême droite (malgré l'intervention personnelle de Chirac auprès de Millon dans cette dernière région. Alain Madelin, le président de Démocratie libérale soutient cette alliance et rompt avec François Bayrou, le président de l’UDF. Il reste que des élus de droite, parfois notoires, attachent durablement leur nom à cette sinistre affaire.
Le vote en Ile-de-France n’a pas eu lieu le 20 mars. Il est prévu le lundi suivant, 23 mars. Le « vendredi noir », le 20 mars, nous nous trouvons au local du Manifeste, rue Rébeval dans le 19e arrondissement de Paris. On apprend les votes dans les régions. A ce moment, on se dit qu’il n’y a pas de raisons pour que la pression du FN sur la droite soit moins forte en Ile-de-France et que la droite francilienne soit moins tentée de s’allier au FN qu’ailleurs. Nous décidons d’organiser la mobilisation de la jeunesse pour protester contre cette tentation. Nous convoquons les adhérents parisiens du Manifeste pour le dimanche qui suit. La consigne, battre le rappel des troupes, fabriquer tracts et banderoles, se répartir les lycées et les facs à débrayer pour le lundi suivant dès 8 heures.
A cette époque, le MJS, dont plusieurs d’entre nous sommes adhérents est en congrès fédéral. Il s’agit de renouveler la direction parisienne chez les jeunes socialistes. Il y a donc un débat et un vote prévus le samedi. Nous en profitons pour chercher à mobiliser au MJS.
Le lundi suivant à 8 h, nos militants sont à pied d’œuvre. On explique aux lycéens et aux étudiants ce qui se passe : les conseillers régionaux d’Ile-de-France doivent élire en milieu de journée le président. Compte tenu des résultats, le candidat le mieux placé est celui de la droite, mais, il aura besoin des voix du FN. C’est Édouard Balladur qui a conduit la liste du RPR, mais face au risque, il se retire et la droite se retrouve avec la candidature de Dominique Versini, à l’époque directrice du SAMU social de Paris. L’état des forces est le suivant : la gauche plurielle dispose de la majorité relative au conseil régional avec 86 élus sur 209, contre 84 pour la droite. (Dans le détail : 23 communistes, 4 MDC, 44 socialistes et PRG, 15 Verts et 3 pour LO ; 48 RPR, 31 UDF-DL, 5 divers droite et 36 FN.
Dominique Versini annonce qu’elle refusera tout accord avec le FN alors qu’une partie de la droite aurait bien fermé les yeux. Le député de Seine-et-Marne, Didier Julia, conseiller régional et candidat lui aussi n’a pas cette pudeur. Sous la pression des ultras, Versini, a qui il a manqué des voix de droite au premier tour de scrutin, décide de « faire échec à la gauche socialo-communiste et à tous les extrêmes », ce qui permet à certains de ses soutiens d'espérer un appui négociable du FN, mais elle n’obtient pas le nombre de voix suffisantes (66 sur 209) et donc au troisième tour, elle se retire. Jean-Paul Huchon est donc élu président de la Région Ile-de-France.
Mais pendant ce temps, la tension est aussi dure à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le journaliste Frédéric Haziza de Radio J est pris à parti par les conseillers FN.
Au dehors, depuis le matin, les lycées du Quartier latin sont en ébullition. A Assas, réputé bastion du GUD, les fachos ont été pris de court et ils ne peuvent empêcher la diffusion de tract, ni intimider les harangues des militants du Manifeste devant le lycée Montaigne à deux pas de là.
Plusieurs petits cortèges remontent le boulevard Saint-Michel pour aller à la Sorbonne qui est alors fermée. Au milieu de la matinée, plusieurs centaines de lycéens et d’étudiants convergent vers le boulevard des Invalides, devant le bâtiment de la Région. Le lycée Victor Duruy qui est à proximité n’est pas en reste. A la mi journée, ce sont des milliers de manifestants qui scandent des slogans anti-FN. A l’évidence, si le vote droite-FN ce sera la colère. SOS racisme, le MJS, Ras l’Front, le MRAP se joignent au cortège. Des bâtiments de la région, on entend la rue qui est en effervescence. Finalement, en milieu d’après-midi, on apprend que la droite a jeté l’éponge.
Cependant, dans les jours qui suivent, puisque la gauche gouverne la région avec une majorité relative, elle est à la merci d’une droite revancharde.
En avril, la droite décide de créer une Commission sécurité. La gauche propose alors une Commission citoyenneté, la droite refuse dans un vote commun avec le FN.
Dans un autre vote droite FN, la gauche est mise en minorité sur la rénovation des lycées et le bugdet prévu est amputé de près de la moitié (2 millards sur 5,3 milliards de francs). Il faut pour appliquer les promesses de la gauche, utiliser l’arme du 49-3 régional pour faire voter le budget.
A cette époque, Balladur se déclare en faveur d’un débat public sur… la Préférence nationale, le thème de prédilection du FN...
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Depuis, certains n'ont pas changé. En 2004, la majorité de gauche est claire, comme en 2010. Jean-Paul Huchon a su diriger la première région de France, l'une des premières d'Europe, sans jamais se comporter comme un baron. Sa rondeur a permis de démêler beaucoup de crises et de tensions. Sans faire de la Région, un tremplin national ou la subir comme un refuge, il a joué un rôle essentiel et pour cela, sans chichi ni bling bling, nous lui devons beaucoup.
D'abord, d'avoir donner à l'Ile-de-France, une visibilité. Ce "machin sans objet" est devenu un objet identifié. Utile sur toute une série de sujets.
Et quand la droite au pouvoir a, à partir de 2006, accablé la Région de nouvelles compétences sans assurer les finances, nous avons fait face.
Ces 17 ans n'ont pas été simples, mais ils ont été essentiels pour toutes les autres victoires de la gauche, notamment celles de 2012.
Avec Jean-Paul, Huchon, la Région fut un bouclier social, mais aussi un lieu d'innovation. Nul doute que cette marque de fabrique restera. De Jean-Paul, nous avons aussi appris qu'humilité et ténacité riment admirablement. Des leçons utiles pour la suite.
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