En 1945, Churchill, l'enfant chéri de la victoire sur le nazisme, celui dont la ténacité et la "vista" sont devenues une référence pour tous ceux qui se passionnent pour la politique, l'homme qui fut longtemps un intime de l'impopularité y compris dans son propre camp, perdit une bataille politique alors qu'il venait de gagner la guerre.
Les élections générales de 1945 eurent en effet lieu en Grande-Bretagne quelques semaines après le 8 mai.
Les travaillistes remportèrent très largement une victoire qui fut aussi décisive que celle du front populaire pour en France. Quatre ans de sueur, de sangs et de larmes avaient fini par avoir raison de la patience des citoyens pour des jours meilleurs.
1945, la bataille perdue de Churchill
Cette victoire permit aux travaillistes britanniques de mettre en place leur État providence dont les premières bases avaient été jetées dans l'entre deux guerres. Depuis les années 20-30, l'économiste John Maynard Keynes (1884-1946) développait une théorie économique qui allaient devenir une doctrine pour tous les progressistes. Bien qu'il ne fut pas lui-même socialiste, il permit à la gauche européenne de proposer une voie entre la planification "à la soviétique" et le libre marché sans entraves que voulaient les conservateurs.
Keynes est un concurrent direct d'un autre économiste, plus à gauche et membre, lui du Labour, dont il fut brièvement le leader, Harold Laski. Tous deux sont des opposants à Hayek, un des théoriciens de l'ultralibéralisme.
A côté de ces apports théoriques, il faut aussi mentionner les fameux Rapports Beveridge. du nom de William Beveridge, lui aussi un économiste et homme politique qui préconise par exemple dans les années 1910, un système de retraite pour les personnes âgées et un système de sécurité sociale. Soutenu par les socialistes, Beveridge ne fut pas pour autant membre du Labour, puisqu'il siégea à la Chambre des Lords pour le Parti Libéral, une formation que l'on peut situer entre le Labour et les Tories et dont les LibDems de lointains héritiers.
Dans ses rapports publiés en 1942 et 1944, Beveridge suggère un système de cotisations pour les gens qui travaillent afin de financer les aides quand on est au chômage, ainsi qu'un système d'aides sociales ou de retraites. Il travaille aussi sur la question plein emploi...
La victoire de Clement Attlee va transformer la Grande-Bretagne.
Attlee fut le premier travailliste à gouverner une législature entière. Battant aussi un record de longévité à la tête du parti. Les réformes Attlee sont le socle de l'Etat social britannique qui fut démantelé dans les années 80 par Margareth Thatcher.
La nationalisation du système de santé, (NHS), l'investissement massif de l'Etat dans tous les domaines aida le pays à réduire fortement les inégalités, notamment celles héritées de la crise des années 30. La modernisation du pays, l'urbanisme, la condition féminine, l'enfance, etc... En cinq ans, le pays changea.
Mais en 70 ans, le Labour changea bien plus...
Si lors de la Conférence annuelle de 2014 à Manchester, le Labour afficha timidement quelques clins d'œil à cette grande victoire en rééditant quelques affiches d'époque, personne dans la direction du parti ne ni de lien entre les élections générales de 2015 et cette victoire de 1945.
Ed Miliband fut battu dans une défaite historique puisque le Labour est revenu à son niveau du début des années 80. Si Blair a dépassé la longévité jusque là détenue par Attlee, il a conduit le Labour à assumer la remise en cause d'une partie de l'héritage des années Attlee puis de ses successeurs travaillistes au 10 Downing Street comme Harold Wilson et James Callaghan dans les années 60 et 70.
Assumer son héritage en acceptant une nécessaire modernisation, adapter l'idéologie aux questions du temps présent sans épouser celle de l'adversaire au nom du "réalisme", voilà le défi qu'il faut toujours relever en politique. De ce point de vue, le "blairisme" est devenu un symbole, et parfois, un gros mot.. Dans le pays qui a inventé le capitalisme et où est enterré Karl Marx, le travaillisme a muté. On est loin d'un Ramsay MacDonald exclu par son parti, parce qu'il forme une majorité avec les Tories pour se maintenir au pouvoir. Thatcher en "tuant" tout ce qui faisait la base du travaillisme a forcé celui-ci à se reconstruire sur une nouvelle base en somme, le bilan controversé du thatchérisme.
Le blairisme, parfois synonyme de cette fameuse "troisième voie" théorisée par le philosophe Anthony Giddens, qui trouva des émules dans toute la social-démocratie européenne, que l'on définit parfois comme le "social-libéralisme" - dernier avatar pour l'extrême gauche des "sociaux-traitres" voulait réaliser en effet la synthèse dans un "nouveau centre" entre la gauche et le néo-libéralisme. Mais la synthèse de Keynes et d'Hayek n'était pas possible car dans cette dialectique là, la thèse s'opposait tellement à l'antithèse, que la synthèse, pour tenir vaguement debout, a besoin d'une prothèse que personne n'est en mesure de fournir.
Pendant les années Blair et, par la suite, le mandat de Gordon Brown, le Labour, qui gouverna 13 ans après avoir passé 18 ans dans l'opposition - ce qui marque - finit logiquement par faire corps avec le pouvoir au point que dans les dernières campagnes électorales, sa tactique consistait à se contenter de diaboliser les conservateurs, jusqu'à ce que ces dernières trouvent en Cameron, le charisme, la jeunesse ou la chance qui avaient successivement manqué à John Major et à William Hague - et qui manqueraient à Gordon Brown.
Le Labour épousant un pays, transformé par la gauche de l'après-guerre, mais qui avait été reconverti par la droite ensuite, se retrouve ainsi dans l'inconnu. Si Gordon Brown enterra la troisième voie en nationalisant les banques pour les protéger de la crise en 2008, le post-blairisme n'est pas défini. Les travaillistes ont pensé leur période d'opposition comme "un mauvais moment à passer" sans imaginer combien il était difficile de succéder à la fois à Blair et à Cameron en si peu de temps. L'ancien monde a disparu mais le nouveau n'est pas encore apparu comme on dit... D'autant que le Labour à trop dériver à droite, a libéré un espace dans lequel les Libéraux démocrates ont pu s'engouffrer, même si, leur alliance avec Cameron dont la longévité déjoua les pronostics, finit par les étouffer.
Et maintenant...
On a beaucoup expliqué que la défaite du Labour en 2015 était en grande partie due à la perte de ses bases historiques écossaises et que l'offre de gauche qu'il fut incapable d'incarner était représentée par un parti écossais. Dans un contexte où la montée des séparatismes touche tout l'Europe, il est nettement apparu que les ambiguïtés travaillistes, nées de la peur de l'incapacité à "retourner" vers eux les secteurs de classes moyennes fluctuant sur le plan électoral leur ont coûté cher. Pourtant, le Labour avait remporté quasiment toutes les élections intermédiaires.
La défaite ne fut donc pas lue comme une défaite idéologique, même si Ed Miliband appela lui-même à un petit coup de barre à gauche. Très vite, David Miliband sortit de sa réserve pour donner son avis sur la période, ce qui ne fut pas la chose la plus agréable pour son frère. De son côté, Peter Mandelson qui avait été l'incarnation même du social-libéralisme, suggérait à ses camarades de renouer avec le blairisme s'ils voulaient renouer avec la victoire. Encore récemment, Tony Blair lui-même, lança des piques au candidat Jeremy Corbyn, le plus à gauche des compétiteurs à la direction du Labour, disant clairement qu'il s'agissait moins de choisir le prochain leader du Parti que le prochain candidat pour être Premier ministre...
Les quatre candidats en lice représentent donc parfaitement la situation dans laquelle se trouve le Labour. Ed Balls et Douglas Alexander qui avaient été deux piliers pour Miliband battus aux élections, cela ouvrait des espaces pour les deux étoiles montantes qu'étaient Liz Kendall et surtout Yvette Cooper.
Kendall, 44 ans, est considérée comme une blairiste. Elue depuis 2010, elle est soutenue notamment par Emma Reynolds, Chuka Umunna ou encore Alistair Darling. Yvette Cooper, députée depuis 1997, était en ministre de l'Intérieur dans le Shadow cabinet d'Ed Milliband. Epouse d'Ed Balls, elle fut brièvement secrétaire d'Etat en charge de l'emploi et des retraites dans le gouvernement de Gordon Brown.
Andy Burnham et Jeremy Corbyn, plus à gauche, sont les deux autres candidats. Burnham avait déjà été candidat en 2010. Cette fois, il compte l'emporter. Il est soutenu par l'ancien leader Neil Kinnock. Celui qui mène la campagne la plus médiatique est Jeremy Corbyn. Le plus âgé des quatre, le plus "old Labour" aussi. Il est soutenu logiquement par les principaux syndicats, l'ancien maire de Londres, Ken Livingstone, mais aussi par Jon Cruddas, l'ancien bras droit d'Ed Miliband, David Lammy, un élu de banlieue difficile de Londres que Manuel Valls avait rencontré après les émeutes urbaines de Tottenham et candidat à la mairie de Londres, comme Sadiq Khan, un autre "Miliband boy". La figure historique de l'aile gauche, Dennis Skinner ou l'ancien shadow minister pour l'Europe, Gareth Thomas.
C'est Denis MacShane qui résume assez bien ce qui est une énigme pour les uns, un "pin in the ass" pour les autres et un "sauveur suprême" pour les troisièmes : "Jeremy Corbyn est le fantôme des tergiversations passées du Parti travailliste britannique. De toutes les périodes où le Labour s'est posé la sempiternelle question de la gauche démocratique: le pouvoir ou la foi ? La gauche européenne est bonne dans l'opposition, et mauvaise lorsqu'elle est aux affaires; c'est là sa tragédie. Dès lors, pourquoi ne pas s'installer dans le confortable rôle d'opposant; pourquoi ne pas se contenter de dénoncer les innombrables injustices de ce monde ? ".
La campagne contre Corbyn est telle que le Daily Mirror a retrouvé cette retraitée que Brown, imprudent, avait qualifié, micro ouvert, de "sectaire", ne veut pas de Corbyn, pensant que sa victoire serait un "retour en arrière" et qu'elle interdirait un retour du Labour au pouvoir.
Les accusations d'entrisme fusent alors que le nombre d'adhésion a explosé. Certains croient savoir que des militants trotskystes ET des militants conservateurs, pour des motivations évidemment opposées, cherchent à penser sur ce vote interne dont les règles nouvelles, plus démocratiques relativisent le poids des députés, ce qui est un problème politique de nature nouvelle pour un parti où le débat porte visiblement moins sur la ligne que sur les moyens de gagner. Le réflexe anti Corbyn est donc un réflexe pragmatique pour les uns et idéologique pour des gens qui croient que le Labour ne doit pas trop s'éloigne du cœur d'un électorat "classe moyenne".
On attend bien sûr le vote de la mi-septembre pour voir comment le Labour trouvera la synthèse entre désir de gauche et exigence de réalisme, ce qui n'est pas contradictoire au cas où certains viendraient à en douter.
En fait la chose la plus surprenante parfois dans le Labour c'est le côté offre/demande revendiqué: il faut gagner donc répondre à la demande.
Un truc qui pourrait avoir l'air très capitaliste, très marketing..sauf que quitte à l'être, autant le faire comme Steve Jobs: les gens ne savent pas encore qu'ils veulent des choses qu'on ne leur a pas encore proposées.
Rédigé par : romain blachier | 27 août 2015 à 13:32
Par ailleurs belle analyse. Le Labour qui est souvent vu comme un bloc est en réalité plus large que le ps: son "aile droite" est plus "à droite" et son "aile gauche" plus "à gauche". Personne au PS ne propose comme Corbyn de sortir de l'OTAN. Et personne n'oserait émettre les recettes de Kendall en matière de droit du travail.
Rédigé par : romain blachier | 27 août 2015 à 13:33