L'expression qui revient le plus souvent dans les débats sur le mémoire c'est celle de "concurrence des victimes". Eh bien s'il y a une supériorité du nazisme dans cette affaire, c'est qu'il a visé toutes les minorités présentes en Europe en inventant l'extermination industrielle. Pour ceux qui ont vu les deux documentaires de Michaël Prazan sur les Einsatzgruppen, diffusés sur France télévision, ils ont pu constater jusqu'où peut conduire une folie collective. Des crimes de masse peuvent être commis par une foule chauffée à blanc, ivre de haine et de revanche.
Dans la chronique des crises africaines qui trop souvent passent sous silence, ce ne sont pas les exemples qui manquent.
Vendredi dernier, j'étais sur le plateau de l'émission "Arrêt sur image" de Daniel Schneidermann pour parler de Dieudonné, ses idées, ses réseaux. Ce fut l'occasion d'écouter un de ses partisans. En regardant l'émission, vous y verrez les arguments. N'étant pas un homme de télé, il est possible que ce soit un peu ronflant, mais l'objectif n'était ni de faire de l'audience ni de tenter des coups d'éclat.
Mais dans le débat, il y a eu un épisode intéressant.
Alors que l'on voyait à l'image Alain Soral faisant une quenelle devant le mémorial de la Shoah de Berlin, j'interpellai mon contradicteur dieudonniste à propos de ce geste là dans ce lieu là par un homme, un intellectuel, qui sait parfaitement ce qu'il fait à ce moment là, notre contradicteur, devant réagir à un geste assimilé à un salut nazi et/ou homophobe là où il y a 80 ans, les nazis persécutaient leurs opposants politiques, exterminaient les handicapés, les tziganes et les juifs, s'essayant à une riposte en invoquant le mouvement Femen.
Il évoqua « Holodomor » un massacre de "cinq millions de chrétiens". Personne sur le plateau ne savait de quoi il parlait. Mais "Cinq millions" le chiffre n'est pas anodin.
« Holodomor » signifie « extermination par la faim » en ukrainien.
Dans les crimes du stalinisme, la famine organisée en Ukraine des années 1932-1933 est bien connue et fut bien étudiée. Elle fait partie des épisodes qui très tôt dans l’histoire du stalinisme firent du communisme soviétique, un régime totalitaire. Qualifié de génocide par l’Ukraine et les Etats-Unis, de crime contre l’Humanité par le Parlement européen, ce crime de masse fut orchestré par le régime stalinien.
Mais on trouve sur le web plusieurs sites évoquant non pas cinq à sept millions d’Ukrainiens, mais cinq à sept millions de chrétiens ukrainiens et on trouve même la mention de leurs bourreaux présentés comme « juifs bolchéviques ».
On voit bien la démonstration de mon contradicteur : relativiser un drame par un autre. Or on peut faire plusieurs remarques :
Dès les années 30, on saisit en Europe occidentale les crimes du stalinisme et leur nature.
La barbarie soviétique s’abat sur des ennemis de classe avec une dimension totalitaire qui est connue depuis les débuts. Il suffit de relire les textes prémonitoires de Karl Kautsky, de Rosa Luxemburg ou de Léon Blum sur le sujet.
Dans un registre encore plus radical, cela m’a rappelé l’émission de Christophe Dechavanne Ciel mon mardi où le 6 février – ça ne s’invente pas – 1990, le polémiste Olivier Mathieu qui se revendiquait « national socialiste » demanda « une minute de silence en mémoire aux millions d’Allemands déplacés ou morts à la fin de la Deuxième guerre mondiale ». Faisant l’apologie de Faurisson, l’homme avait été un vrai fauteur de trouble dans cette émission.
Il ne faut pas jouer à la relativisation des crimes contre l’humanité.
Du bon usage de la mémoire
On peut comprendre ceux qui sont agacés de voir certains de leurs concitoyens, même quand ils sont de la même culture, faire comme s’ils portaient leurs blessures mémorielles en pendentifs. Surtout quand on sait qu’il n’en fut pas toujours ainsi. En effet, il y a eu des périodes de l’Histoire où on ne parlait pas de ces choses là. Pas comme cela, pas autant. Mais quand la quête de soi-même ne se satisfait plus par la seule intégration économique et sociale, les questions d’identité surviennent et tout la force de la République consiste à ne pas les laisser s’affronter, mais au contraire de créer les conditions pour les aider à se compléter.
La tentation peut exister pour certains de renvoyer tout le monde dos à dos, agacés qu’ils seraient par ces passions morbides et ces obsessions du passé. C’est pourquoi il faut s’interroger sur la mémoire et son utilité. Ni fonds de commerce, ni justificatif pour obtenir ici et là des passe-droits, la mémoire sert à éclairer et borner le présent en assurant l’avenir. On connaît la formule « qui ne tire pas des leçons du passé est appelé à le revivre ». A l’heure du zapping et du relativisme dominant, cette règle ne parle pas à grand monde et nul ne peut souhaiter que de grands drames se rejouent là où nous vivons pour que cela serve de leçon. Avec les technologies modernes, le prix à payer serait inimaginable !
La pédagogie, l’enseignement de l’Histoire, l’apprentissage ne peuvent se faire avec un sentiment de « mauvaise conscience », mais au contraire en en appelant à la prise de conscience que l’Histoire de l’Humanité ne privilégie personne parce qu’elle n’exclut personne.
La mémoire à l’épreuve de la mondialisation
Le grand drame de notre temps c’est que la société française a tardé – elle tarde encore – à prendre la pleine mesure de son métissage. En étant un Etat colonisateur, la France a anticipé sans s’en rendre le compte la mondialisation des mémoires, des parcours et des identités. On a « fêté » le trentième anniversaire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. En en faisant le bilan, outre le procès qui fut fait à la gauche des années 80 qui aboutit à un succès de ces luttes en demi-teinte pour les uns, voire inexistant pour les autres, on ne peut qu’être frappé par le fait qu’alors qu’on aurait pu célébrer l’antiracisme et l’amitié entre les peuples avec cette anniversaire et le décès de Nelson Mandela, on fut entraîné dans une spirale aussi bien de la haine que de l’ignorance.
Mais de cette crise d’identité qui, si on ne la traite pas, peut fractionner notre pays, il peut jaillir une prise de conscience salutaire.
En choisissant d’être une puissance coloniale dès le XVIIe siècle et une République avec des valeurs qui étaient sensées éclairer le monde, la France a cessé d’être un pays exclusivement européen de culture chrétienne. Le symbole le plus intéressant pour illustrer cela, c’est l’histoire du jeune étudiant vietnamien Nguyễn Ái Quốc qui par son éducation française et ses lecteurs, prend très tôt conscience de la nécessité de lutter contre le colonialisme, se « convertit » au communisme pour devenir le père de l’indépendance de son pays.
Dans ces années 30-40-50 où il y avait plus de parlementaires et de ministres issus des colonies qu’il n’y en a aujourd’hui d’origines afro-antillaises ou nord africaines, c’est par l’action politique que les Noirs, les Maghrébins ou les Indochinois ont construit leur rapport à la France et à leur propre identité. Pour eux, la modernité se construisait dans un dialectique à l’occidentalisation et à la prise en compte de leurs cultures propres.
A l’heure de la mondialisation, les gens voyagent, ils ne connaissent pas les frontières que certains veulent leur mettre. On peut naître juive, être scolarisé dans l’enseignement catholique et traîner avec des musiciens africains musulmans et devenir le produit de tous ces mélanges. Je vous assure, ça donne des gens très équilibrés !
Comment construit-on une société de fraternité ? Pas seulement en veillant sur le passé par l’entretien d’une mémoire collective, mais en travaillant au présent et l’avenir par un combat plus fort contre les discriminations. Des discriminations territoriales – le lieu de résidence est trop souvent jugé par des recruteurs comme déterminant, au détriment des compétences des candidats ; des discriminations ethniques – le patronyme, l’accent, la couleur de peau restent trop souvent des critères pour des employeurs ou des propriétaires de logement.
La traite négrière, l’esclavage, la Shoah étant des crimes contre l’Humanité comme d’autres tragédies, elles ne sont pas réductibles à une affaire qui ne regarderait que les Européens car lorsqu’on regarde l’Histoire d’autres parties du monde, celles-ci ne sont pas exemptes de crimes de masse et cela jusqu’à aujourd’hui.
Les Nations unies ont qualifié ces notions qui sont employées aussi pour frapper les esprits. Un « génocide » ne correspond pas à une quantité de victimes donnée, mais à l’intention d’exterminer un groupe sur la base de sa religion ou son identité.
La notion de crime contre l’humanité n’a pas de définition officielle, mais on comprend bien ce qu’elle recouvre et il est difficile de la banaliser, fort heureusement.
Tout un courant conservateur a voulu faire bloc contre le fait que les peuples colonisés passés du statut de peuples exploités à celui de pays en développement demandent des comptes à un Occident qui s’est développé en réorganisation à sa convenance le reste du monde. Ce refus de la « repentance » qui a succédé au « sanglot de l’homme blanc » a naturellement débouché sur une situation, en France, où les enfants d’immigrés, dans leur désir d’être Français à part entière, veulent la place qui leur revient dans l’Histoire de leur pays, dans l’économie de leur pays, dans les élites de leur pays.
Quand désormais chaque 8 mai, on se souvient à la fois de Sétif et de la fin de la Seconde guerre mondiale, quand chaque 10 mai on se souvient à la fois de l’abolition de l’esclavage et de la victoire d’un premier président de gauche, ce n’est pas un choix entre deux épisodes de l’Histoire qu’il faut faire, c’est la rencontre des deux.
Il ne s’agit pas d’abaisser Bugeaud pour élever Abdel Kader ou de relativiser Jean Moulin pour braquer le projecteur sur Felix Eboué.
C’est aussi le travail des historiens que de dépoussiérer une histoire parfois oubliée, mais également de l’Université et avant elle de l’enseignement secondaire de moderniser les programmes. Cette actualisation pour une meilleure cohésion nationale est un bon rempart contre l’ignorance. Cela évitera alors la sinistre concurrence des victimes car quand vient la barbarie, tous les cadavres puent pareil.
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