Si on m'avait dit qu'après Tel
Aviv, le prochain aéroport serait celui du Caire, je ne l'aurais pas cru. Alors
que certains ont fait le chemin de l'Egypte à la Terre sainte, je l'ai fait
dans le sens inverse...
L'Egypte donc.
Quand on fréquente l'église dans sa jeunesse et
qu'on est féru d'histoire, c'est peu de dire qu'on en lit des choses sur ce
"don du Nil" selon la formule consacrée du vieil Hérodote.
Au risque de faire "kitsch" et cliché,
et mes amis égyptiens me pardonneront cela, il y a bien sûr beaucoup d'images
qui remontent car un voyage trop court dans une ville, la plus grande du monde
arabe, capitale dans un des pays les plus importants de la planète, incite le
voyageur à rassembler dans sa mémoire et dans ses émotions, ce qu'il sait de
l'Egypte.
Ce pays qui fait l'actualité depuis deux ans
pour le plus grand bonheur des démocrates de la planète ou leur frayeur, c'est
celui.
On ne peut prétendre tout savoir ni tout
appréhender après seulement quelques jours, mais des intuitions ou des
impressions demeurent que les faits corroboreront peut-être, ou pas.
Nous étions là pour la troisième rencontre entre
les sociaux-démocrates européens et arabes sous l'égide du Forum progressiste
mondial, du PSE, de la FEPS, du groupe S&D au Parlement européen et du
Forum social-démocrate arabe les 19 et 20 janvier dernier.
Cette dernière formation est récente. Elle
rassemble les partis arabes qui se revendiquent sociaux-démocrates. Les
principales formations sont Ettakatol, le Fatah et le jeune parti
social-démocrate égyptien (ESDP).
D'autres partis arabes étaient présents. L'USFP
marocaine, le FFS algérien, des socialistes du SPS libanais, des
sociaux-démocrates jordaniens, et irakiens. Il y a aussi des contacts en Syrie
et au Yémen.
Socialisme arabe ?
Le « socialisme arabe » n'est pas une nouveauté.
Outre l'émergence de courants de gauche d'inspiration européenne, marxisant ou
non au Maghreb et au Proche-Orient, qui ont constitué des partis parvenus au
pouvoir seuls ou en coalition, il y a eu ce "socialisme" arabe
théorisé par Michel Aflaq, le fondateur du mouvement baasiste qui donna les
partis au pouvoir en Irak et en Syrie dont chacun a pu s’apercevoir très vite
qu’il s’agissait sous Assad père et fils et Saddam Hussein de dictatures
militaires.
Le nassérisme lui aussi revendiqua une identité
« socialiste » mais comme le baasisme, il était avant tout un nationalisme
arabe. D’intention socialiste, il estimait n’avoir rien à voir avec le marxisme
et les socialismes européens qui prônaient l’émancipation par-delà les
frontières alors que nassériens et baasistes insistaient sur l’identité arabe.
Dans tout le monde arabe, il n’y eût jamais de véritables démocraties, même
dans la Tunisie sous Bourguiba… Toutes les nations arabes furent sans
exception, des régimes autoritaires, qu’ils soient militaires, policiers ou
monarchiques.
Révolutions dans la révolution
C’est la raison pour laquelle ce qu’on a appelé
les Printemps arabes ont une valeur historique et politique inestimable. Ils sont
la première expression de masse et durable des aspirations démocratiques des
peuples arabes à avoir abouti et dans la majorité des cas, cette entreprise a
réussi puisque les régimes qui été combattus ont été abattus.
Si le terme de « printemps arabe » est discuté,
il n’en est pas moins pertinent. On a raison d’en trouver le « 1905 » dans la
révolution iranienne de 2009. Cette révolution a échoué, mais elle a ébranlé le
régime des mollahs. Toutes les conditions n’étaient pas réunies pour que les
mollahs s’effondrent trente années après le régime du shah.
Il fallait la rencontre de deux mouvements. Une
colère mûre et déterminée à la base, chez des peuples prêts à la lutte ou plus
désespérés que jamais et une crise de l’appareil d’Etat dont les fissures provoquées
par l’usure, une crise de succession ou une querelle exacerbée entre factions
permettraient à la colère d’en base de s’infiltrer au point de faire éclater
l’ensemble.
C’est ce qui s’est produit en Tunisie et en
Egypte. Les observateurs attentifs savaient que la succession de Ben Ali était
à l’ordre du jour et qu’au sein même du Palais, les intrigues, impliquant
d’ailleurs la famille de sa femme, étaient en cours. L’aggravation de la crise
économique acheva de dessécher la plaine. Il ne manquait plus qu’une étincelle,
elle arriva de Sidi Bouzid. En Egypte, on savait que l’armée, véritable Etat
dans l’Etat ne goûtait guère la perspective d’une succession héréditaire de
Moubarak qui avait entamé le mandat présidentiel de trop.
Les faits sont connus ; le monde entier les a
vécu en direct. Car s’il est une révolution dans la révolution, ce fut celle
des médias alternatifs, à portée d’ordinateurs ou de téléphones, faisant de
l’événement un fait immédiat, et transformant les possesseurs de ces outils, des
estafettes et des propagandistes plus puissants et plus efficaces que leurs
ancêtres français de la fin du XVIIIe siècle ou de la Russie de 1917. Tout
stratège sait combien le contrôle de l’information est une condition
essentielle de la domination de l’adversaire, indispensable à la victoire. Tous
les régimes, même démocratiques, sont tentés par l’exercice d’un contrôle de
l’information, et les régimes autoritaires y cèdent volontiers. Mais ces
révolutions ont démontré qu’on ne musèle pas indéfiniment la liberté. Ces
révolutions ont sonné comme un avertissement dans le reste du monde. A bien des
égards, plus rien ne sera comme avant dans ces pays et même si l’écrasement est
toujours possible, il n’étouffe pas l’espoir. D’ailleurs, on l’a vu au Bahreïn
où les troubles de 2010 et 2011 furent sévèrement réprimés, avec l’aide de
l’Arabie saoudite voisine qui ne voulait pas que les revendications
démocratiques de la minorité chiite trouvent un écho, avant que début 2013,
elles se réveillent à nouveau.
L'autre "révolution dans la
révolution" réside dans le fait que comme toutes les insurrections
civiques pacifistes, cela ravit les réformistes "et" les
révolutionnaires. Les premiers, s'ils n'ont pas renoncé à "mettre le
réformisme au service des espérances révolutionnaires", y voient la marche
de l'Histoire. Ils savent que la révolution est possible quand les conditions
l'exigence et que les voies démocratiques sont inexistantes pour faire aboutir
les réformes. Les seconds ont vu dans le Printemps arabe, une révolution à se
mettre sous la dent dont ils scrutent chaque développement, vérifiant ou
mettant à jour leur bréviaire léniniste. Pour le coup, ils sont armés pour
comprendre et anticiper les mouvements à venir là où d'autres cèdent au
romantisme d'une situation qui n'a rien de romantique.
Thermidor
Même si aujourd'hui, le risque existe d'une
évolution thermidorienne. Mais on ferait injure aux démocrates de ces pays si
on croit que les Frères musulmans ou les salafistes mettront la main sur la
Révolution sans résistance des peuples. On sait depuis la Révolution française,
qu'il existe un "thermidor", ce moment où, une phase modérée, voire
réactionnaire, suit le pic radical de la Révolution. Il reste que les éléments
radicaux ne sont pas dominants dans les printemps arabes. C'est d'ailleurs un
souci car les modérés peuvent être débordés de tous côtés. Mais les peuples
arabes n'entendent qu'une position radicale : que ce qui a commencé aille au
bout.
D'ailleurs, quand on entre sur la Place Tahrir
il y a depuis quelques jours une banderole qui dit d'un côté que le FMI ne doit
pas aider financièrement Morsi et de l'autre que "le hijab doit être un
choix, pas la loi".
Qu'il s'agisse de l'époque monarchique ou de la
période nassérienne et ses suites, l'Egypte est un pays divers dont il est
honnêtement difficile d'imaginer une évolution à l'iranienne à moins que
l'armée n'aide les Frères et les salafistes qui doivent eux-mêmes s'entendre...
En revanche, et c'était un des éléments intéressants de nos échanges, il est possible
de caractériser politiquement les Frères et les salafistes en indiquant que ce
sont des réactionnaires et des conservateurs sur le plan sociétal et celui des
libertés, et des néo-libéraux sur le plan économique. Leur projet social se
font plus sur la charité qui permet de "tenir" les populations que
sur la solidarité et l'égalité qui émancipent, construisant l'égalité entre
musulmans, chrétiens, croyants, non croyants, femmes ou hommes.
Mais les Frères n'étant pas inquiétés par
l'absence de multipartisme pendant les 60 dernières années, ils ont pu tisser
un réseau dans le pays, y compris chez les syndicats. Ils y sont influents ce
qui prive les sociaux-démocrates - nouveaux dans le pays, de la base dont ils
ont besoin au sein de ce qui n'est pas encore un mouvement social.
Comme en France en 1789-1795, si la révolution
est dans les villes - ici, principalement le Caire et Alexandrie, les éléments
de la réaction sont dans les villages ou dans les campagnes. La classe moyenne
ou aisée a peu de lien avec les gens peu éduqués ou les pauvres, proies faciles
pour ce qu'il s'appelle ici aussi "les barbus".
Le grand centre intellectuel islamique qu'est la
prestigieuse université Al Azhar est lui-même en conflit avec les Frères qui
préfèrent les lieux d'études d'Arabie saoudite par exemple...
C'est dire si la situation n'est pas
"pliée"...
La volonté de proposer une voie social-démocrate
pour un développement solidaire - ce que les Indiens ou l'ANC appellent
"la croissance inclusive" est totalement adaptée à la situation. En
effet, dans ces pays émergents, les écarts en riches et pauvres sont énormes et
les bénéfices d'une croissance à 7 ou 9 % ne profitent pas au plus grand
nombre...
"Arabe" car cette voie arabe ne peut
être autre chose. Un chauffeur de taxi nous disait "nous devons trois
choses aux Français : la traduction de la Pierre de Rosette, le Canal de Suez
et le métro". Il est vrai que dans mes années d'étude de l'histoire de
l'Egypte ancienne à Paris IV, cette fameuse UV HI 110 avec monsieur Pfirsch,
pour qui j'ai une pensée, les ouvrages incontournables étaient écrits par des
Français qui ont joué un rôle important comme Yoyotte, Sauneron, sans oublier
le grand Gaston Maspero !
Un Forum social-démocrate arabe
Mais qu'il s'agisse des Français ou des
Britanniques, leur marque sur l'Egypte est aussi celle d'un passé colonial et
comme le remarque avec astuce H. Sabbayi, après avoir divisé le monde arabe par
les accords Sykes-Picot de 1916, ils proposent maintenant d'appuyer le
processus démocratique en Egypte. Mais l'ancien candidat à la présidentielle
qui s'est posé en héritier de Nasser tout en affirmant un ancrage de gauche
démocratique, est assez clair. L'Egypte trouvera sa voie à son rythme, mais
l'aide internationale et principalement européenne est précieuse pour la
surveillance des élections.
Le forum des sociaux-démocrates européens et
arabes se tenant une semaine avant le deuxième anniversaire de la Révolution
égyptienne, c'était l'occasion de regarder d'un peu plus près cette révolution
et ces sociaux-démocrates. Si les Frères musulmans sont devenus les principaux
bénéficiaires de la nouvelle période avec la victoire de leur candidat, Mohamed
Morsi et la ratification brouillonne d’une constitution contestée, l'armée
demeure l'autre grand pilier du système égyptien, pouvant à tout moment faire
jouer la répression sur les foules, ou la pression sur les Frères.
Au milieu, une nébuleuse de libéraux, de
modérés, laïcs au sein desquels il y a un courant social-démocrate. Leurs
leaders, El Baradei, Moussa, Sabbayi ou Aboulghar n'en contrôlent qu'un secteur
et aucun ne s'est imposé aux autres. Tous ont fini par s'unir dans un Front
national du Salut pour constituer une opposition rassemblée. Elle a peut de
chances de gagner, face aux Frères, mais elle peut les bloquer.
La gauche égyptienne s'est donc organisée au
printemps 2011 dans le Parti social-démocrate égyptien (ESPD) dont le fondateur
et actuel dirigeant est le docteur Mohamed Aboulghar. Gynécologue et
universitaire, il a longtemps milité, sous le régime d’Hosni Moubarak, pour les
libertés universitaires dans le cadre du Mouvement de la Marche du Mars (M9M).
A la veille de la Révolution du 25 janvier, Mohamed Aboulghar était le porte
parole de l’Association nationale pour le changement, dont le président était
Mohamed El Baradei.
Le Parti social-démocrate égyptien, qui est
membre consultatif de l’Internationale socialiste depuis le congrès du Cap en
2012, milite pour un régime laïc et démocratique.
Comme on l'a déjà évoqué, il ne dispose pas d'une
base sociale suffisamment large pour essaimer dans l'ensemble du pays. Mais,
s'il est à même d'apporter les bonnes réponses aux enjeux économiques et
sociaux - le pays est au bord de la banqueroute - il représentera une
alternative aux "barbus". Astucieusement, les sociaux-démocrates
égyptiens ne veulent pas se satisfaire d'un clivage "laïcs contre
religieux". Ils caractérisent les Frères musulmans et les salafistes comme
des conservateurs et des ultralibéraux sur le plan économique, considérant que
leur politique sociale n’est qu’un clientélisme à l'égard de populations
pauvres avéré.
La dimension "arabe" pourrait buter
sur quelques éléments identitaires dans d'autres pays. Les Berbères d'Algérie,
les Kurdes d'Irak peuvent estimer ne pas se reconnaître dans cette identité
arabe assumée par ce rassemblement de partis qui va du Maroc à l'Irak en
passant. Mais cet argument n'est pas déployé car ce n'est pas la question
essentielle. Le Forum a bien d'autres sujets à résoudre.
Il doit ni plus ni moins coordonner l'action de
partis politiques moins liés historiquement les uns aux autres que ne l'est son
modèle européen. Il doit tenir de compte de situations géopolitiques où la
guerre ou les tensions existent. Entre Algériens et Marocains, surtout entre
Palestiniens et Israéliens. D'ailleurs, le règlement de la question
palestinienne est une des revendications phares du Forum.
Si la social-démocratie égyptienne parvient à
ses buts, cela aura un impact dans toute la région et cela donnera un élan aux
démocrates des autres pays, désireux de trouver une alternative à ceux qui
proposent un islam politique dans le style de l'AKP comme modèle pour les
nouveaux régimes.
Voilà pourquoi le mouvement socialiste
international doit œuvrer dans cette région où il a été historiquement peu
implanté quand il n'a pas misé sur les mauvais chevaux, au développement d'une
social-démocratie arabe.
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