Courageuse, la rédaction du magazine Elle a demandé pardon et retiré un article désormais célèbre qui parle de la blackgeoisie - en référence à la "beurgeoisie" - qui assume le chic et délaisse le "street wear". La réaction d'Audrey Pulvar sur France Inter a été vive, mais juste. Mais au delà de l'indignation, il faut répondre.
Elle est un journal réputé, généralement progressiste et il fait autorité. Je m'apprétais même à l'acheter cette semaine puis qu'Anne Sinclair y livrait un entretien !
Quand un journaliste ne veut pas blesser ou choquer, il fait attention aux mots qu'il emploie. C'est aussi évident qu'un plombier qui voudrait intervenir dans une salle de bain sans en mettre partout. Si donc, l'intention n'était pas de choquer, c'est donc que les représentations qui ont conduit cette journaliste à commettre ce papier méritent un examen de conscience approfondi, tant elles véhiculent de préjugés.
J'ai toujours pensé que la première faute des racistes qui ne sont pas des idéologues, c'est l'ignorance.
Je ne crois pas que cette provocation lance un quelconque débat car cela voudrait dire qu'on a le droit d'accorder un quelconque crédit à ce qu'a écrit Nathalie Dolivo… Cette dernière se désole de la violence des réactions, mais ne peut-elle pas comprendre que les gens qui sont stigmatisés quand ils cherchent du boulot, un logement, qui se font contrôler quatre fois par jour, que l'on regarde de travers dans certains quartiers, à qui on fait comprendre au comptoir du Printemps qu'ils ne pourront se payer tel parfum, que jusqu'au sommet de l'Etat, ils s'en prennent plein la gueule, en ont marre que même dans une presse respectable, sous une plume qui n'est pas celle d'Alain Finkielkraut, on s'en prenne encore avec naïveté, à leur culture. L'article de madame Dolivo est l'équivalent "mode et tendances" du discours de Dakar.
D'abord le titre "Black fashion power". S'il y a bien une idée reçue qui nous plaît bien à nous les Noirs, c'est qu'on a le chic pour l'élégance. Certes, dès que je suis en costard avec mes lunettes noirs, le réflexe conditionné de mes amis s'exprime, on me sort "Men in Black", mais au delà de la plaisanterie, le laissez allez vestimentaire n'est pas dans "notre" culture. Nous sommes cependants cruels parfois. En Martinique, dans les années 80, malheur à qui osait porter des pattes d'éf, des chemises à col "pelle à tarte" ou une coupe afro". Il été immédiatement taxé d'Haïtien ! Encore aujourd'hui, en faire trop dans le "style", vous fait ressembler à un "zaïrois", mais là, c'est plus pour rire.
Bref, dans la quête permanente de dignité face à la haine de soi que l'esclavage et ses suites ont produit, l'homme ou la femme noire a toujours pris soin de sa mise, quitte à paraître trop lisse. Avant le "street wear", entendez la casquette chère à madame Morano, il y avait la classe de Sidney Poitier, d'Harry Belafonte ou de Dorothy Dandridge.
Ces célébrités n'étaient pas, on le sait des "Bounty", indifférents à la cause de leur peuple. Le Black power a affirmé la fierté d'être noir. Ce que madame Dolivo devrait faire, c'est lire Fanon pour comprendre ce que ça veut dire être noir quand on est dans un environnement dont tous les codes esthétiques ont longtemps été façonnés par les Blancs. L'esthétique noire - peau d'ébène, nez épaté, cheveux crépus, lèvres épaisses, n'est en "vogue" que depuis les années 60-70 quand on a commencé à marteler "Black is beautiful". D'ailleurs, ce slogan chanté par James Brown ("I'm black and I'm proud") et Curtis Mayfield ("Miss Black America") a servi de drapeau aux Maghrébins dans les années 70-80. Avant cela, il fallait se défriser les cheveux si on n'avait pas eu la chance, grâce au métissage d'échapper à la triste condition de "négresse à gros cheveux". Grâce à la femme noire, les salons de coiffure et les fabricants de cosmétique ne connaissent pas la crise. Ce n'est que dans les années 70 que la fameuse coiffure afro fait florès. Dans notre Martinique adorée à Audrey Pulvar et à moi-même, on a connu ces séances de défrisage au fer chaud qui laissaient une odeur de poil grillé dans la maison. Même les garçons, suivant la mode des années 80, faisent un "curling" pour avec ce cheveu lisse, comme Michael Jackson ou les groupes de funk des années 80. Cette mode là d'ailleurs, fut brillamment moquée dans Coming to America avec la pub de Soul glo ! Historiquement, les références esthétiques ont longtemps été occidentales et ce que la colonisation a laissé comme "apport positif" c'est la haine de soi. Plus on est foncé, moins on est dans la lumière. Cette réalité ne vaut pas que pour les Antillais ou les Afro-américains. On la retrouve aussi en Amérique latine et dans le monde arabe. Par exemple, personne ne s'est jamais interrogé sur le fait qu'il n'y avait pas de noirs dans les barbudos qui ont fait la Révolution cubaine par exemple...
Le Black power c'était précisément, l'émancipation, y compris à l'égard des codes esthétiques "imposés" par les descendants de l'oppresseur. Il s'agissait d'assurer une différence. Etre autrement pour que l'Autre "nous" regarde d'égal à égal. D'ailleurs, cette culture protestataire "noire" a colonisé l'Amérique du nord et l'Europe. Le mouvement des droits civiques a influencé la contestation estudiantine des années 60, le mouvement beur et la vague antiraciste dans les années 80, pas seulement sur le fond, mais aussi dans les formes d'organisation. La musique "noire" a toujours été une source d'inspiration dans les quartiers populaires et pour chercher de nouvelles formes d'expression, on a regardé du côté du Bronx, de Harlem ou de Brooklyn, le ghetto était à la fois un lieu de relégation et un bouillon de cultures urbaines. C'est ce "street wear", tout sauf bourgeois et bien pensant qui gène la bonne conscience des beaux quartiers car, comme dans les plantations et sur les habitations, le nègre des champs ne peut que sentir la sueur et faire des tâches sur la dentelle et la porcelaine… Mais ce n'est pas lui qui a choisi de trimer sous le fouet dans les champs de canne ou de coton. De même, ceux qui ont les moyens de ne pas habiter la Grande borne ou les barres de Curial ne se font pas prier pour aller ailleurs si c'est mieux.
L'article d'Elle défrise encore par le fait qu'il prétend évoquer un "phénomène américain". Mais avant Naomi Campbell, on eu Mounia. Il se défend de généraliser, mais le street wear n'est pas un phénomène marginal.
Au pire, l'article est raciste, au mieux, il est inutile. Ignorance car il suffit de lire Ebony pour savoir qu'il y a depuis longtemps une bourgeoisie et des gens moins aisés. Madame Dolivo n'a t-elle jamais vu le Prince de Bel Air ou le Cosby show ?
Que les filles se soient inspirées des codes blancs pour mieux les enrichir c'est faire peu de cas des créateurs et des pubards qui ne s'embarrassent pas. Ce sont des gens qui sont à la recherche du beau.
Quant à remonter aux années du Cotton Club, eh bien précisément, la culture de la rue a toujours inspiré les tendances au XXe siècle. Pour le coup, le style Obama n'est jamais qu'un écho du bon chic bon genre qu'ont inspiré les Kennedy dans les années 60.
Alors pourquoi on s'énerve ?
D'abord parce que cet article s'inscrit dans une époque, celle où les gens ne vivent pas ensemble. Dans Elle, combien de "unes" ou de papiers sur des femmes noires qui permettraient de mieux connaître cette partie de notre culture avant de dire n'importe quoi…
Ensuite parce que certains esprits trouver que le fait de s'indigner surtout si on est noir est purement et simplement du communautarisme. Ce n'est pas encore "sois nègre et tais toi", mais c'est "surtout qu'on ne parle pas de ces questions. Nous sommes tous égaux". Eh bien chiche, au nom de l'égalité, si on se sent stigmatisé, on a le droit de dire pourquoi et de jouer un rôle de vigie républicaine, ce qui est le devoir de chacun.
Enfin parce que le Respect a trop longtemps été piétiné ces dernières années et que maintenant, ça suffit. Comme disent certains de mes amis, "nous ne marchons plus".
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