« Arx tarpeia Capitoli proxima » disaient les Romains. Il n’y a pas loin de la Roche Tarpéienne au Capitole… Avant de convoler en justes fêtes pour le 10 mai où l’on célébrera le trentième anniversaire de la victoire de François Mitterrand, il est de rigueur, quand on est de gauche de se pencher sur le 21 avril où chacun se souvient qu’il y a neuf ans, la gauche fut éliminée du premier tour de la présidentielle.
Il y a toujours eux deux lectures de ce terrible événement qui a ébranlé la gauche et marqué le parti socialiste. Une lecture « conjoncturelle » attribuant la défaite à l’éparpillement des voix entre un nombre trop grand de candidats – cinq à gauche et trois à l’extrême gauche par exemple. Considérant que Chirac et une partie de la presse avaient savamment joué du thème de l’insécurité pour que la campagne ne se fasse pas sur le social et l’économie. Une autre lecture, « structurelle » voulait que la gauche s’était coupée de son électorat et qu’à partir de 2000-2001, elle n’avait pas su trouver un deuxième souffle et qu’au fond, Jospin voulait battre Chirac mais pas être président. A cela, il faut ajouter le fait que pour des socialistes, la campagne fut fondée sur trop d’assurance.
La vérité est probablement quelque part entre ces deux approches. Pendant longtemps on a clamé que le PS n’avait pas tiré les leçons du 21 avril, sans vraiment dire lesquelles. Au point que voulant couper court à une analyse qui l’agaçait probablement, François Hollande dès sa contribution au congrès de Dijon de 2003 demander dans une tête de chapitre d’en finir avec le 21 avril tandis que Marie-Noëlle Lienemann avait commis un brûlot à l’été 2002 à charge contre Jospin et le PS – cruellement huée et sifflée à La Rochelle, ce sont pourtant ses thèses qui furent reprises par le Nouveau parti socialiste et toute l’aile « rénovatrice » du PS dans la période qui suivit. Vae victis dit le proverbe latin.
Un 21 avril qui en cache un autre
Pourtant tout a commencé un 21 avril quand Chirac, sur l’idée de Dominique de Villepin décida de dissoudre l’Assemblée nationale, précipitant le retour de la gauche au pouvoir. La gauche, usée et fatiguée qui s’était faite ratiboiser aux élections législatives de 1993 et aux européennes de 1994. Il y avait à l’époque moins de cent députés socialistes à l’Assemblée nationale. Le congrès du PS à Lievin fut aussi bien un adieu à Mitterrand qu’un coup de barre à gauche emmené par Henri Emmanuelli, tout en demandant à Jacques Delors de faire son devoir en vue de la présidentielle de 1995.
Après sa « traversée du bac à sable » Lionel Jospin arriva en tête au premier tour, ce qui fut une belle surprise et le coup d’envoi d’un nouveau départ. Devenu, à nouveau premier secrétaire, Lionel Jospin mit le Parti socialiste au travail. Plusieurs conventions nationales, sur la démocratie ou la mondialisation par exemple, furent programmées pour doter les socialistes d’un nouveau projet politique. Dans le même temps, Jean-Christophe Cambadélis est à l’initiative des Assises de la Transformation sociale qui permet à l’essentiel des forces de gauche, qu’elles soient associatives, syndicales ou politiques, de converger autour d’une offre politique commune dont les élections municipales de 1995 furent le galop d’essai, réussi.
Lors de la campagne présidentielle de 1995, le PS n’avait rien à perdre car il ne pouvait gagner. Mais le succès de la campagne réside dans le résultat du premier tour et dans la dynamique qu’il créa. Début 1996, le décès de François Mitterrand fut l’occasion d’un hommage place de la Bastille qui permettait aux socialistes à la fois de faire « l’inventaire » des années Mitterrand – une expression que les mitterrandistes n’ont jamais pardonné à Jospin, et de mesurer l’importance de la tâche qui les attendait. Après deux années de travail, le 21 avril 1997, alors que le pays s’était calé sur des élections législatives prévues en 1998, Jacques Chirac annonça la dissolution de l’Assemblée nationale, suivant là une recommandation du secrétaire général de l’Elysée, Dominique de Villepin.
Cette dissolution ne prit pas les socialistes de court. La campagne, menée au son de Children de Robert Miles, fut victorieuse et le 1er juin, la Gauche plurielle fut portée au pouvoir par les électeurs. S’ensuivirent cinq ans de gouvernement et donc de cohabitation.
Jamais sous la Ve République, un gouvernement de gauche n’avait duré aussi longtemps et bien qu’il manquât à Lionel Jospin un « second souffle » à partir de 2000, les années 1997-2002 furent des années d’optimisme raisonné. La victoire de la France à la Coupe du monde de football en 1998 – le jour de l’anniversaire du Premier ministre, la baisse impressionnante du chômage, l’implosion du Front national, les succès de la gauche aux régionales et aux européennes, tout cela, conduisit à penser que l’élection présidentielle de 2002 était quasiment gagnée d’avance.
Le tremblement de terre
Mais pour que cela continue, il fallait une vision pour la suite. On a souvent dit qu’à cette époque, il y avait eu un rendez-vous manqué pour l’Europe car celle-ci était alors dominée par une majorité de gouvernement de gauche et qu’on n’en fit rien. C’est juste. L’unique initiative d’ampleur ressemblait à une entreprise de droitisation. Le Manifeste Blair Schröder, publié au lendemain d’un meeting de l’ensemble des sociaux-démocrates européens au Palais des Sports à Paris sonna comme une provocation et là même année, la Troisième voie fut critiquée par l’Internationale socialiste. Malgré la tentative de théorisation d’un réformisme de gauche par Lionel Jospin, le blairisme était la perspective la plus attractive pour une social-démocratie à l’épreuve de l’hégémonie du libéralisme et des partis qui, sortis du stalinisme, cherchaient un chemin qui ne serait ni celui de l’étatisme, ni celui de l’interventionnisme.
La situation internationale bascula elle aussi violemment. Alors que Chirac était devenu le héros du monde arabe après son fameux « what do you whant » dans les rues de Jérusalem à l’adresse des policiers israéliens, Jospin fut caillassé par les étudiants de Bir Zeit dans les territoires palestiniens et en 2000, l’embrasement de la région avec la deuxième Intifada rencontra un écho lointain en France où l’on revit brûler des synagogues, en même temps que toute une partie de la communauté juive politisée basculait à droite. Enfin le 11 septembre 2001, l’impensable se produisit avec les trois attentats contre le Pentagone et les tours du World trade center. Le choc des civilisations prédit, mais surtout souhaité par les néo-conservateurs, biberonnés à l’antisoviétisme et qui, depuis dix ans, étaient à la recherche d’un nouvel ennemi, semblait se produire. En France, cela prit la forme d’une hystérie sécuritaire. Pas une semaine sans faits divers fortement médiatisés et exploités par une droite qui profitait du fait que la gauche a toujours été mal à l’aise sur le sujet, malgré un colloque de Villepinte où elle refonda sa doctrine.
Le sentiment d’essoufflement du gouvernement, la sanction infligée aux élections municipales qui furent une défaite, malgré les succès historiques à Paris et à Lyon, tout cela commença à nourrir une poussée d’autonomie inversement proportionnelle à la dynamique de l’union qui avait fait converger la gauche quelques années auparavant. On contesta « l’hégémonie » du PS, son « social-libéralisme » et lors du premier tour de l’élection présidentielle, on se retrouva avec pas moins de sept candidats de gauche si on y ajoute les trois candidats trotskystes. Avec le recul, on se demande encore comment on en est arrivé là.
Il est possible que la gauche dans son ensemble n’a jamais voulu de la Constitution de 1958 et que celle-ci avait eu pour objet de réduire le poids des partis. Elle n’a pas rogné le poids des ambitions. Le premier tour de la présidentielle est devenu depuis longtemps un objectif que chacun vise sans jamais se demander en quoi c’est utile pour le second tour sauf à croire qu’on peut mesurer « personnellement » combien de voix on « pèse » dans le pays.
Il n’y a pas que les partis qui soient devenus fous – les socialistes indifférents à l’idée de susciter autrement que par l’acte d’autorité une candidature commune de la gauche, les communistes soucieux de ne pas être « entraînés » dans le bilan du gouvernement, les Verts, désireux de s’affirmer comme « deuxième force » de la gauche qui n’était déjà plus plurielle… Les radicaux décidés à peser, les amis de Chevènement dans une illusion nationaliste « des deux rives »… Il y avait aussi l’électorat, rebelle et blasé qui s’était rapidement habitué aux succès de la gauche ou qui avait estimé, à juste raison parfois, que le compte n’y était pas et qui, estimait qu’il fallait sanctionner ou ne pas donner de chèque en blanc.
L’internet commençait à faire partie de l’information des classes moyennes. Bientôt, d’ailleurs, on parlerait de « démocratie punitive » ou un « électorat stratège ». Beaucoup estimaient que mécaniquement, Jospin serait au second tour et que par conséquent, il n’était pas indispensable de le soutenir tout de suite. D’ailleurs, au lendemain du 21 avril, après que Jospin fut éliminé et qu’il fallut choisir entre Chirac et Le Pen, on entendit pas mal de gens regretter. Mais il était trop tard.
Cette donnée, on la mesure mal encore aujourd’hui. Quand on est un responsable politique, il est risqué – c’est un euphémisme – de s’en prendre aux électeurs car en démocratie, leur choix est légitime puisqu’on leur demande leur avis. Mais les politologues peuvent, eux, décortiquer un vote et y déceler des motivations qui ne sont pas forcément liées à un décrochage. Il y a dans la démocratie moderne, une dimension consumériste qui fait qu’un vote populaire qui peut être nourri par le désespoir ou la colère n’est pas de même nature que celui d’une classe moyenne au sein de laquelle on trouve des gens qui revendiquent leur apolitisme comme le dernier truc à la mode. Ainsi de ces bobos qui faisaient leur apparition dans le paysage et qui votaient « Arlette » mais qu’on imaginait mal en militants disciplinés de l’austère Lutte ouvrière, ceux qui aimaient bien la gouaille de Schivardi ou le style de Besancenot, mais qui ne renonceraient à aucun de leurs privilèges.
Le fait qu’aujourd’hui, dans la tête de tout le monde, il y ait le souvenir du 10 mai et celui du 21 avril invite à bien réfléchir à 2012.
Construire une dynamique
Le coup du « plus jamais ça » pour un 21 avril est une bonne prise de conscience, mais il est un peu tard pour s’y engager car déjà, la série des candidatures a commencé. Il aurait fallu, dès le 21 avril 2010, un mois après le succès des régionales, lancer un appel dans l’ensemble de la gauche pour obtenir ce qu’on regrette aujourd’hui : des primaires de toute la gauche pour un nouveau front populaire au terme duquel on choisirait une plateforme commune et un candidat commun. On aurait eu le temps de convaincre les appareils de partis qui n’en veulent pas, refusant d’être des satellites du parti socialiste. On est condamné à une forme de service minimum, mais l’idée d’un réveil de la gauche en 2012 reste la seule cause qui vaille, même pour des socialistes préoccupés par les chances de leurs champions respectifs. Quels sont en effet les enjeux ?
Les radicaux de gauche sont en quête d’un sens à leur action et certains agitent encore les sirènes d’une union des radicaux des deux rives. Ne serait-ce que sur la question laïque, qu’y a-t-il de commun entre les gens du PRG qui défendent un héritage authentiquement républicain et des « valoisiens » qui revendiquent une appartenance à un centre qui n’a jamais été que le supplétif de toutes les coalitions de droite, des plus gaullistes aux plus conservatrices. Même Bayrou qui a tenté une « autonomie du centre » a rebasculé à droite si tant est qu’il fût un seul moment « à gauche ».
Les amis de Chevènement doivent choisir finalement entre le message politique du MRC et, précisément, le chevènementisme. La question qui leur est posée est celle des moyens de mettre à profit leur utilité à la gauche.
Les écologistes, bien qu’ils ont été un parti très attractif, sont confrontés aux défis du développement politique durable, c’est-à-dire aux questions d’organisation et de régulation. Leur particularité est qu’ils ont « usé » leurs dirigeants historiques, qui se sont tous ou presque frottés à la présidentielle au point que désormais, ils ont le choix entre deux « pièces » rapportées. Eva Joly que Cohn-Bendit a dans un premier temps fait venir, aux européennes, et qu’il ne soutient plus puisqu’il préfère des députés sur la base d’un accord avec le PS en échange d’une présidentielle à laquelle il ne croit pas ; Nicolas Hulot qui doit se convertir à une forme d’action politique assez redoutable : faire don de sa personne, incarner quelque chose qui soit une réponse aux exigences d’une société sceptique. Hulot doit répondre aux enjeux économiques, à la crise sociale autant qu’à l’urgence écologique, dans un monde multipolaire dans lequel il faut relever l’Europe et tenir compte de pays émergents plus prospères que la France…
Comme en 1981, tous en scène !
On peut considérer que la page du 21 avril a été refermée avec la campagne présidentielle de 2007 car Ségolène Royal n’a pas pâti de l’éparpillement des voix à gauche. Le fait d’avoir fait un meeting de masse au Stade Charlety le 1er mai entre les deux tours fut un symbole dont on n’a retenu que sa formule « aimez-vous les uns les autres ». Il est vrai qu’elle aurait dû appeler à la jonction de la gauche sociale qui manifestait le jour même pour la Fête du travail et de la gauche politique dont tous les dirigeants, y compris ceux de l’extrême gauche avaient appelé à voter pour elle sans ambiguïté. L’unité de toute la gauche aurait pu ainsi se faire sur scène. C’est probablement parce que cela fait longtemps que l’on ne met plus en scène l’unité de la gauche.
La marche au pouvoir entamée avec le Programme commun, comme celle de 1997 mettaient en scène une « dream team », par forcément pensée comme telle, mais au moins, elle faisait image. Mitterrand-Fabre-Marchais auquel il fallait ajouter Rocard, Jospin-Hue-Voynet auquel il fallait ajouter Baylet, les chevilles ouvrières comme Jospin, Pronteau, Fiterman, Chevènement puis Cambadélis, Blotin, Lipietz, Braouezec…
Il y a besoin de retrouver cette dynamique commune. Evidemment l’époque n’est plus la même. A l’époque, PCF et écologistes étaient des partis en mutation, mais ils avaient intérêts à l’union. Aujourd’hui, beaucoup continuent de caresser l’idée « qu’un jour » le PS ne sera plus la première force de la gauche et de fait, « ils y travaillent ».
Si on veut que le 10 mai 1981 ne soit pas un accident de l’Histoire et qu’on prolonge par une victoire, ce qui ne fut pas achevé, il y a trente ans, il faut retrouver la même énergie. C’est d’ailleurs en ce sens que la présidentielle de 2012 sera soit un nouveau 10 mai soit un nouveau 21 avril. Le sens de cette élection ne peut pas être le fruit des circonstances, mais le résultat d’une volonté et des actions qui en découlent. Ce ne sera pas simplement, comme le théorisaient certains en 2002, « une fin de cycle » et un basculement mécanique, mais la récompense ou la sanction des actes d’une gauche doit le devoir moral est de gagner et de tout mobiliser pour y parvenir.
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