France Zobda, une des grandes actrices martiniquaises a eu une idée géniale : évoquer dans une fiction en deux volets, l’histoire de la génération Bumidom, ces jeunes ultramarins « déportés » par le pouvoir gaulliste dans les années 60-70 en « Métropole ».
Le téléfilm, diffusé les 21 et 28 mars derniers sur France Télévision est une très belle réussite. Bien plus convaincante que le Gang des Antillais et plus sombre que Tropiques Amers qui mettait trop d’eau de rose dans l’histoire sanglante de l’esclavage, ou encore Rose et le Soldat qui commettait le même impair dans un récit se déroulant au temps de l’Amiral Robert. Mais toutes ces fictions – à l’exception du Gang des Antillais qui était un long métrage comme le film sur André Aliker, produites par la télévision publique française, témoignent d’un regain d’intérêt du monde audiovisuel sur des épisodes mal connus de l’histoire des ultramarins, sans oublier les dizaines de documentaires. Bref, la diffusion de la mémoire avance, la vulgarisation de l’histoire commence. Ne reste plus que les conséquences du débat public qu’il faut mener, moins pour la repentance que la reconnaissance de ce qui construit le patrimoine culturel historique et social des hommes et des femmes de l’outremer.
Dans les départements d’outremer, la génération du babyboom, c’était la génération du Bumidom. C’est-à-dire qu’elle n’était pas comme en France, une génération qui questionna bruyamment à la fin des années 60 et au début des années 70, la société de consommation à coups d’assemblées générales et de transgressions en tous genres.
Les colonies étaient devenues des départements en 1946. Le rattrapage économique avait été rapide, mais dans les mentalités, les traces du colonialisme restaient profondes. La promesse de la modernité n’épuisait pas les aspirations à l’émancipation. Elle était culturelle dans les écrits de Césaire, poète député maire de Fort-de-France depuis 1945 dont le Discours sur le colonialisme était paru en 1950. La décolonisation de l’Afrique s’est fait d’un bloc en dix ans plus tard… Elle était identitaire dans les écrits de Frantz Fanon qui partit pour l’Algérie dont la cause fut partagée par Edouard Glissant, signataire du Manifeste des 155. Cuba n’était qu’à quelques encablures au nord ouest et les événements d’Amérique latine, d’Haïti, de République dominicaine ou de Jamaïque qui accéda à l’indépendance en 1962, n’étaient pas ignorés.
Ce contexte géopolitique n’était pas non plus ignoré par le gouvernement français qui surveillait la situation sociale comme le lait sur le feu. Les grèves ouvrières aux Antilles ont toujours été violentes, la répression toujours sauvage. Le massacre de la Saint-Valentin au Moule en Guadeloupe le 14 février 1952 était la sanglante issue d’une grève commencée en 1951. Quatre morts pour avoir demandé l’égalité salariale entre Guadeloupéens et métropolitains.
« Dans les DOM, la génération du babyboom c’était la génération du Bumidom »
En 1959, ce fut en Martinique que des émeutes à Fort-de-France firent des victimes après une banale altercation entre automobilistes (un blanc et un noir) qui dégénère en émeute quand la police s’en mêle brutalement. C’est ce que l’Histoire a retenu sous le nom de « Décembre noir ». Ces événements donnent naissance à des mouvements nationalistes, l’Organisation de la jeunesse anticolonialiste de la Martinique (OJAM) en 1962 dont on compte parmi les auteurs le syndicaliste Marc Pulvar, l’artiste Joseph René-Corail et les futurs dirigeants du Parti progressiste martiniquais Rodolphe Désiré et Renaud de Grandmaison.
En Guadeloupe, les « événements » de mai 1967, longtemps occultés en France, font au moins huit morts. Le Groupe d’organisation nationale de la Guadeloupe (GONG) voit le jour avant que d’autres mouvements radicaux ne naissent. Le nationalisme guadeloupéen ou martiniquais sont des réalités politiques que les services français prennent au sérieux. De plus, beaucoup des policiers affectés dans les DOM en renfort sont des anciens d’Algérie…
C’est Michel Debré qui invente le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outremer en 1963. C’est la gauche qui y met fin dès 1981.
Derrière l’objectif affiché de « développement » et de politique de peuplement de zones dépeuplées de l’hexagone (affaire des Réunionnais de la Creuse), il y a un objectif politique : la déportation préventive d’une jeunesse susceptible d’adhérer aux causes révolutionnaires qui peuvent à tout moment transformer les DOM en poudrières. La France, sortie meurtrie de la Guerre d’Algérie, n’a nullement envie d’une nouvelle épreuve dans la Caraïbe ou dans l’Océan indien. Césaire ne s’y trompa pas qui le qualifia de « génocide par substitution ».
Le film montre très bien comment le Bumidom servait à la fois à vider les mouvements contestataires de leurs forces militantes potentielles, mais aussi à « envoyer » la jeunesse de ces îles « là bas » après leur avoir fait miroité « en France » avec ses images de papier glacé. Mais loin des Grands boulevards, c’est le brouillard. Celui des campagnes, des boulots mal payés, des rêves brisés… Une nouvelle traite, sans fouet ni chaînes visibles, avec à la place, l’aliénation culturelle.
Pendant longtemps, l’histoire du Bumidom a été peu racontée, comme une forme de « honte » comme le dit un des personnages du film. La fierté de « partir » qui était partagée par beaucoup de jeunes dans les années 60 ou 70 car on pensait changer de dimension après avoir été un peu à l’étroit dans son île n’était pas le lot de tous.
Avec le recul, on peut dire que Debré et ses technocrates n’ont pas imaginé que la génération Bumidom pouvait faire sa jonction avec la génération du babyboom. Certains d’entre eux découvriraient la situation des immigrés, la cause des Noirs d’Afrique du Sud, des Etats-Unis, qu’ils découvriraient des textes fondateurs, la chaleur des meetings… Ils entreraient bien sûr dans la fonction publique, devenant des icônes à l’hôpital, dans les cantines scolaires, à EDF, à la RATP, on reconnaîtrait leur accent, on ferait des sketches sur Marie-Thérèse, on assurerait connaître quelqu’un qui s’appelle « Fetnat », on s’attendrirait sur les amours de Romuald et Juliette ou on rirait quand Dominique et Thomas, les deux policiers antillais dans Pinot simple flic refuseraient qu’on les appelle « DOM-TOM »…
Du nationalisme à l’écologie
Dans les années qui suivirent, le nationalisme ultramarin eût lui aussi ses nuits bleues comme en Corse. Luc Reinette et ses amis de l’Alliance révolutionnaire caraïbe firent l’expérience de la lutte armée au début des années 80.
Dans les années 70, le jeune Edwy Plenel qui avait suivi son père en Martinique, après un passage par l’Algérie, voulu implanter un « foco » révolutionnaire dans l’île avant d’être recadré dans son zèle par la direction de la LCR. Henri Weber avait lui-même participé à la fondation du Groupe Révolution socialiste (GRS). Combat ouvrier (l’émanation locale de LO) vit le jour Le Mouvement indépendantiste martiniquais (MIM) d’Alfred Marie-Jeanne vit le jour à la même époque. Le nationalisme évolua assez naturellement vers la défense de l’environnement comme autre élément du patrimoine de ces îles menacées sur plusieurs plans par l’exploitation aussi bien des hommes que de la nature.
En 1974, un nouveau mouvement social, en Martinique, fut réprimé dans la violence.
Depuis, beaucoup de militants ont pris part aux combats pour la préservation de la mangrove, contre la vie chère – ce qui donna les fameux mouvements sociaux de 2008-2009…
La dernière partie du téléfilm évoque, peut-être de façon anachronique, le problème de la radicalisation des jeunes et leur basculement dans l’islamisme, mais cela établit un trait d’union pertinent entre ceux qui entraient en politique, choisissaient des métiers comme être comédien ou avocat et eux qui se sont tournés vers la religion – les peuples antillais sont des peuples très croyants – ou le fanatisme. Elle évoque aussi la question du chlordécone en donnant une centralité au sujet dont on attend depuis plus de quinze ans qu’elle soit la même des deux côtés de l’Atlantique. Ce scandale sanitaire d’Etat reste encore confiné alors qu’il devrait éclater.
En cette année du 170e anniversaire de l'abolition de l'esclavage, il faut savoir que la tragédie de l'Histoire a continué... Autrement.
Si on veut bien comprendre ce qui, à part le rhum – arrangé ou pas, le rougail ou le colombo, les accras, la Compagnie créole, Kassav, la fonction publique, les congés bonifiés et le sport est constitutif de la culture et la mémoire des ultramarins, il faut voir le Rêve français.
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