C’est assez admirable de voir les mouvements stratégiques, tactiques et les « bougés » rhétoriques qui depuis un an ont animé le parti social-démocrate d’Allemagne. Dans ce grand pays, le SPD a toujours saisi les opportunités d’exercer le pouvoir. Même au temps où il dominait la Deuxième Internationale et où il donnait raison à Guesde contre Jaurès, le SPD est en tension avec les syndicats allemands sur la question de la grève comme il est aussi animé par le fameux débat sur le réformisme qui va opposer Bernstein à Luxemburg… Une belle culture démocratique, un sens poussé du compromis et du rapport de force. Mais...
Au final, le SPD aura gouverné plus longtemps en coalition avec des partis de droite que seul ou avec des partis de gauche. En 1969, il put former un gouvernement sans la CDU après avoir gouverné, pour la première fois depuis la guerre, pendant trois ans.
La situation du SPD était devenue très complexe car il n’existait aucune bonne solution. En effet, fallait-il donner l’impression de préférer son parti à son pays en allant se refaire une santé dans l’opposition ? Cette position était-elle tenable ? Fallait-il fait preuve de responsabilité en retournant, pour la troisième fois en coalition avec la droite sachant que cela démobilisait la gauche et renforçait l’extrême droite ?
Avec un accord de coalition dans lequel le SPD n’a pas tout perdu et des ministères de poids dont celui des finances qu’il arrache à la droite, on imagine d’ici le récit permettant de rassurer les militants. Mais le vote du congrès de janvier est clair : une majorité étriquée et une volonté de retrouver la liberté finalement d’être pleinement capable de bâtir une nouvelle offre politique, sans les amarres des la CDU…
Si dans l’ensemble, les observateurs européens voient d’un bon œil cette nouvelle coalition c’est parce qu’à leurs yeux, elle évoque l’époque du compromis historique entre social-démocratie et démocratie chrétienne. Sauf que l’époque a changé. La social-démocratie est affaiblie, la gauche est divisée et elle profite pleinement de la fin de l’hégémonie sociale-démocrate.
Alors, au delà du cas allemand oui à une grande coalition. Mais d’une autre nature… Celle qui doit permettre à la gauche de retrouver un nouvel espace de conquêtes. La lucidité pousse à reconnaître qu'il ne s'agit pas de le vouloir. On ne décrète pas les alliances et on ne fait pas apparaître des partis comme cela. Dans les pays nordiques, les alliés des sociaux-démocrates étaient ces dernières années trop faibles, ce qui a occasionné le retour de la droite, en Norvège ou au Danemark.
De fait, il faut avoir le courage de poser deux débats dans la social-démocratie : le premier c’est le rapport au pouvoir. On a vu comment en France, il y avait encore du travail sur ce plan. Certains à gauche ont voulu changer le pouvoir, mais ils ont manqué de lucidité et de maturité. D’autres ont été changé par le pouvoir car ils ont manqué de ténacité dans la capacité à défendre autant leur camp que le pays. Dans le reste de l’Europe, la question consiste à savoir si, quand on ne peut plus occuper profondément et durable le centre de gravité, il faut s’accrocher ou se ressourcer avant de décrocher.
Martin Schulz a eu son moment parce qu’il incarnait un possible du SPD libéré des entraves de la coalition. Comme il nous disait : « c’est quand même compliqué de gouverner avec Merkel le jour et de dire en soir en réunion tout le mal qu’on pense d’elle et de promettre qu’on fera autrement ». Mais les urnes ont créé une situation nouvelle. Et si le « y’a qu’à, faut qu’on » est très facile à manier, plus difficile est l’idée qu’il faut faire face sans se dédire... On dit que la politique consiste parfois à choisir entre deux situation impossibles ! L’habileté ou la capacité de persuasion des négociateurs du SPD d’un côté, la détermination de Merkel à atterrir et, au passage à se libérer de l’aile droite de la CDU-CSU, bref, on est arrivé à cette situation qui a été résumée par un journaliste : « un gouvernement SPD dirigé par une chancelière CDU ».
Sur les politiques européennes, beaucoup de socialistes pourraient se reconnaître dans les annonces, mais il ne s’agit plus simplement d’envisager… Il faut réaliser.
Dans les colonnes de Sauvons l’Europe on peut lire que cette négociation est une « leçon de social-démocratie » que nous donnerait le SPD. Rien n’est plus faux. Ils posent la bonne question : « Que faire donc quand on est social-démocrate et minoritaire ? Se réfugier dans l’opposition pour ne pas assumer une politique qui sera conduite majoritairement à droite, ou infléchir la ligne gouvernementale ce qui est souvent un marché de dupes ? » D’abord on ne se « réfugie » pas dans l’opposition. Dans le système électoral allemand, on choisit et il s’agit aussi de se reconstruire. A la tribune du congrès, les partisans de la participation affirmaient que le SPD pouvait se reconstruire au pouvoir et que des partis socialistes dans l’opposition ailleurs en Europe étaient incapables de se reconstruire… Suivez mon regard !
Mais prudence. La droite nous a déjà fait le coup : se recentrer quand c’est nécessaire comme au début de la crise de 2008-2009 quand soudainement, tout le monde redécouvrait les vertus d’un Etat régulateur…
Une affirmation posée est elle aussi juste : « ce se passe aujourd’hui en Allemagne pourrait bien préfigurer les questions qui se poseront au sein du prochain Parlement européen ». Sans aller plus loin dans le développement. Pourtant c’est une question importante. Le Président du groupe S&D, Gianni Pittella est contre une grande coalition au Parlement européen. Les observateurs constatent qu’une alliance des gauches peut donner un nouveau rapport de force, voire une nouvelle majorité. De plus, dans six Etats de l’Union européenne, la droite est alliée, sous influence ou en passe de gouverner avec la nébuleuse national-populisme. Elle considère tout au plus la social-démocratie comme un complément de majorité !
Pas certain donc que le SPD ait voulu donner une leçon de social-démocratie. Pas sûr non plus qu’il faille leur donner des leçons en la matière… Ceux qui voient dans la situation allemande un exemple à suivre pour la gauche se trompent en commettant la même erreur depuis vingt ans et la parution du Manifeste Blair Schröder : ils confondent modernisation et droitisation. La question que pose la situation allemande est la suivante : quel est le meilleur moyen pour reconstituer ses forces et changer le pays sans être entravé par la droite ? On a vu au passage que les Verts, souvent cités en exemple d’un réalisme que leurs cousins français assument de ne pas partager totalement, qui gouvernaient il y a vingt ans avec la gauche étaient près à gouverner avec la droite.
On dit qu’en foot, la règle c’est qu’à la fin l’Allemagne gagne. C’était vrai jusqu’à l’Euro 2016… au Portugal ! Par contre dans le piège de l’indifférenciation gauche droite, c’est toujours la droite qui gagne. Et on a un exemple en France. La grande coalition, elle a eu lieu dans un seul parti, LREM et moins d’un an près, les socialistes qui en sont déchantent et les conservateurs qui y sont, eux chantent !
Pour répondre à la question du rapport au pouvoir, il convient aussi de savoir mesurer avec sincérité les marges de manœuvres. En 1966-1969, le SPD participait à une coalition. LA CDU remporta les élections de 1969, mais elle ne put trouver de partenaire pour former une majorité, ce qui ouvrit la voie à Willy Brandt, puis Helmut Schmidt et des gouvernements SPD qui durèrent 13 ans. Nous ne sommes pas dans cette situation. Le champ politique est bien plus éclaté.
La seconde question fut posée à la fois par Brandt, Schröder et d’autres à leur suite. C’est celle du Centre (« Mitte » en allemand). Occuper le centre de gravité permet d’être incontournable, mais il s’agit aussi de définir ce centre. En d’autres termes, de définir l’enjeu, « l’agenda », les idées, les mots, le récit auquel les gens peuvent s’identifier. Ce que la gauche a longtemps su faire. Quelles sont les conditions du bonheur ? Comment on y parvient ? Là où la droite et les milieux conservateurs dans les médias ou les secteurs économiques parlent chiffres (combien coûte telle politique, comment on la finance), la gauche peut-elle encore rassembler les forces intellectuelles et sociales qui permettent de peser sur les mentalités. Bref, il s’agit de contester à la droite et aux « modernes » qui sont des conservateurs déguisés, la capacité à définir le moment et à dessiner l’avenir. Il s'agit donc d'y travailler sérieusement. Dépassement, rassemblement. Depuis quelques temps, beaucoup revendiquent le terme de "progressistes", y compris sur la gauche du PS par exemple. S'il y a des définitions convergentes, pourquoi n'y aurait-il pas des mouvements également convergents ?
La grande coalition, la portugaise, fonctionne. L’austérité c’est fini, la croissance est repartie, l’emploi aussi. Le modèle a même été vanté à Davos. C’est la preuve qu’une autre stratégie est possible. Bien sûr il faut des alliés plus forts, mails il faut aussi considérer que l’opposition ce n’est pas une traversée du désert, c’est un moment de reconstruction. On ne peut pas le zapper car si on bâcle le travail, on ne sera capable de recréer de l’intérêt demain et, après demain, de résister aux chocs du pouvoir. Si on veut bien admettre que la gauche ce n’est pas un habillage ou une intention, mais une conviction renforcée par une analyse rigoureuse et une fidélité, alors il sera possible de créer ces nouveaux rapports de force et de d’inventer de nouvelles coalitions, d’abord dans le mouvement social, ensuite dans le champ politique…
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