Un film d'Amos Gitai est souvent un long étirement. A l'inverse du cinéma américain ou français, un sujet politique ou historique n'est jamais traité comme une épopée lyrique. Il y a plutôt, du "psy", de quoi mesurer la tension, les implications personnelles de protagonistes et le poids des événements. Dans son film, il ne verse pas dans le thriller. Il offre une vision finalement assez oppressante, le "côté obscur" d'une partie de la société israélienne et montre qu'à un moment, les mots peuvent tuer, qu'après les paroles, il peut y avoir passage à l'acte.
Nous l'avions rencontré en mars dernier à Tel Aviv alors qu'il mettait la dernière main à ce film. J'étais donc impatient de le voir. Certains journalistes ont voulu le vendre comme le "JFK israélien". Pas sûr qu'on puisse aller aussi loin dans la comparaison, sauf pour dire que l'assassinat du Premier ministre israélien, le 4 novembre 1995 est certes le fait d'un fanatique, mais aussi le résultat de failles de sécurité qui posent question. Mais, contrairement à ce qui s'est passé le 22 novembre 1963, la conspiration ne cache aucun secret.
Le film de Gitai alterne les auditions des témoins du drame, et les reconstitutions de scènes qui indiquent le contexte dans le milieu au sein duquel évoluait Amir. A aucun moment on ne voit la société israélienne. Seulement, une poignée de colons radicaux, des réunions d'ultras religieux ou l'interrogatoire de l'assassin.
C'est bien le terme de "martyr" qui s'applique à Rabin quand celui-ci est assassiné après des mois d'une campagne d'une rare violence. Tous les repères moraux ont alors explosé, l'argument d'un Israël "seule démocratie au Proche-Orient" vole en éclat quand on regarde ces images d'une foule chauffée à blanc, scandant " à mort Rabin ".
Des assassinats politiques de cette nature, il n'y en avait jamais eu dans le pays. Même la mort du poète Haïm Arlozoroff en 1933 a longtemps été imputé aux services secrets nazis. Quand il est tué, à l'âge de 34 ans, il est un des dirigeants de l'Agence juive et il a la particularité d'avoir été, dans sa jeunesse allemande, un proche de celle qui allait devenir Magda Goebbels, la femme du sinistre ministre de la propagande du Troisième Reich. La version finalement retenue est celle d'un meurtre commis par un militant de droite. Un militant pacifiste avait bien trouvé la mort après un lancer de grenade dans une manifestation au moment de la guerre au Liban...
Mais la planification de l'assassinat d'un Premier ministre, sur fond d'appels aux meurtres soutenus par une poignée de rabbins fanatiques, jamais.
Le film de Gitaï est très politique. Il commence par un entretien entre Shimon Peres et la comédienne Yaël Abécassis qui restitue le contexte politique de cette époque. Dans une des scènes de l'interrogatoire d'Amir, on voit bien comment la "justification religieuse" est balayée puisqu'elle n'a aucun fondement biblique - la vie est sacrée et tuer est interdit dans le Décalogue.
La scène où une "psychologue diplômée" explique que Rabin est un psychopathe comme l'était Hitler est assez savoureuse : cette femme met en avant sa science pour étayer une interprétation rabbinique au sujet d'une malédiction à prononcer contre un juif qui par ses actes met la vie d'autres juifs en danger. Puis elle se met elle-même à délirer.
Le film évoque finalement une problématique qui est intéressante pour nos démocraties modernes : comment des éléments minoritaires ou marginaux peuvent percuter nos fondamentaux et faire vaciller la société. Comment la violence et l'extrémisme peuvent supplanter le débat démocratique et menacer la concorde.
Chaque peuple a ses démons, chaque civilisation produit ses monstres. Le génie humain consiste à trouver les ressources pour les combattre, surmonter les épreuves et éviter de répéter les mêmes erreurs. Rabin a laissé un héritage. Son rêve n'est pas encore devenu réalité.
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